mercredi 9 décembre 2009

Le denier du rêve (4/4)

À Toul, 10 ans plus tard, par un beau soir étoilé belle nuit étoilée de Saint-Jean, on pouvait voir dans le clair de lune, trois silhouettes assises sous un grand aulne au bord de l'Ingressin. Non loin, à la cathédrale, une cloche égrena lentement douze coups, suivie de peu par celle de saint Gengoult.

Le plus petit des trois personnages était un dénommé Léon Martin, le fils ainé d'un honorable drapier de la ville. Il tenait dans ses mains celles de la Jeannette. C'est que celle-ci était devenue une bien belle demoiselle... Un grand gaillard très maigre était assis en face d'eux sur une grosse pierre. Dans le contre-jour de la pleine lune, ses grandes oreilles décollées ressemblaient à des ailes !
- Je te l'avais bien dit, la Jeannette, que tu deviendrais une "dame" ! Alors, demain on fête à Toul les épousailles de Jeannette et de Léon ! Cela me réjouit le cœur. Mais raconte comment cela est devenu possible.
- Ha, c'est une bien longue et triste histoire ! Le jour de votre passage au village, j'ai cru que ma dernière heure avait sonné ! Quand je suis arrivée devant l'église, tous les villageois en colère y étaient massés et proféreraient des menaces à mon encontre. Ils voulaient aussi votre peau, disant que vous étiez un suppôt de Satan et que vous m'aviez déshonorée. Heureusement, le gros Collignon m'a protégée et j'ai pu m'échapper avec ma mère qui rentrait tout juste de La Rochotte. J'ai été sauvée par l'arrivée des archers du Duc à vos trousses, et l'orage qui a éclaté sur l'heure a été pris pour une intervention divine. La pièce, je ne sais ce qu'elle est devenue ! Je l'avais donnée au père. Elle ne lui a pas porté chance ! Le jour même, sa barque a chaviré dans la rivière en crue. On n'a pas même retrouvé son corps. Mère en est morte de chagrin. L'Évêque Pierre, lui aussi, est mort peu de temps après. Il m'avait fait entrer à Toul au service du Sieur Martin chez qui j'ai d'abord travaillé aux cuisines. Il m'a bien vite prise sous sa protection et m'a employée comme dame de compagnie pour sa fille. La pauvre Isabelle qui avait tout juste mon âge était déjà bien malade et nous sommes devenues amies. Elle m'a appris à déchiffrer les lettres dans son beau livre de prières, et moi, je lui parlais de la vie dans mon village. Je lui en ai conté toutes les légendes !
- Maintenant, je sais lire !
- Isabelle avait un frère, Léon. Dans l'obscurité, personne ne put voir le rouge monter à ses joues.
- Et demain je serai dame Martin !
- Mes deux petits frères ont dû se débrouiller seuls. Je leur donnais de temps à autre un peu de l'argent que je gagnais. Aujourd'hui, ils cultivent les terres, aux dessus du village et ils élèvent quelques moutons sur le Chanot. Ils vivent encore dans la petite maison sous les roches, craignant encore chaque année les crues de la rivière. Mais… vous, La Leuquoise ?
Le bonhomme fit un grand geste, comme pour dire "qu'importe".
- Bah, j'avais peu de chances de m'en sortir. J'étais recherché d'un côté par les hommes du Duc et de l'autre par l'Évêque à qui j'avais été calomnieusement dénoncé comme traitre. J'ai été jeté dans les cachots du Duc, à la Craffe, après y avoir été questionné sans ménagements. Je n'ai pas parlé : un ange ne trahit pas ! Dix ans dans une geôle obscure aux parois moisies et me voici de retour chez moi ! Demain je serai caché à Saint-Gengoult jusqu'au moment où l'hostie sera consacrée mais quand les cloches carillonneront joyeusement votre union, je m'en serai retourné au royaume des anges.


Pendant ce temps, au village, deux jeunes garçons munis d'une lampe à huile, culotte retroussée, les pieds dans l'eau froide de la source Saint-Nicolas, soulevaient les pierres pour y dénicher des écrevisses.
- Dis, Colin, tu te souviens de ce qui s'est passé au village le jour où le père s'est noyé ? Moi, j'étais trop petit. Mais le matin, quand il est sorti en trombe de la maison, je me suis levé et j'ai trouvé une petite pièce au pied de sa paillasse. Je l'ai cachée dans ma ceinture et je suis allé la planter dans le champ au dessus du village. Je croyais qu'elle allait pousser et que nous deviendrions riches ! J'y suis allé voir chaque année, mais rien, bien sûr ! Je ne sais même plus exactement l'endroit où je l'ai mise.
- Quel idiot tu fais, croire que les pièces poussent ! Mais dépêche-toi : sinon on n'aura jamais assez d'écrevisses pour le banquet de demain !


Ce que Jacques n'aurait pu imaginer, c'est qu'en 2009, un promeneur curieux retrouverait dans les terres fraichement labourées au-dessus du village le petit denier que Colin y avait semé.

oOo


Le denier du rêve (3/4)

Un jour pâle s'était levé. Jeannette rebroussa chemin, pressa le pas, contournant la place d’où s’élevait un murmure inhabituel… Elle sentit bien que ce tohu-bohu la concernait. Elle se cacha derrière un tas de bois qui encombrait l'usoir.
- …et il a enlevé la petite Jeannette !
Collignon criait et gesticulait au milieu dune foule tout aussi agitée.
- Le Collignon est bien simplet mais pas menteur, pensa le curé qui, alerté par le bruit, s'était joint à ses ouailles.
- T'as vu un homme en noir toi ?
- Comme je vous vois ! J'allais pour sonner l'angélus… et… et j'ai tout vu !
- Ta Jeannette avec un homme ! Ta Jeannette ! Tu te rends compte ? Un grand homme tout en noir… dit une matrone au père qui arrivait en courant, ameuté par les cris des villageois.
À peine rassurée pas l'arrivée du Didier Grandidier, Jeannette sortit furtivement de sa cachette et se réfugia dans le dos de Collignon.
- C'est donc vrai ma Jeannette ? Tu as vu un homme en noir ? demanda Louison, la mère, qui rentrait tout juste de La Rochotte, son service terminé.
Tremblante de peur, Jeannette expliqua timidement que l'inconnu lui avait offert une pièce du Duc qu'elle avait dû donner à son père et que l'homme s'était dirigé vers Toul par un chemin qu'elle lui avait indiqué…
Le petit groupe continuait de s'ébrouer sur place quand soudain on entendit le martellement du galop d’une troupe à cheval, dévalant la grand-rue, et le cliquetis des armes s'entrechoquant.
Un gamin morveux accourut, pieds-nus, et s’époumona :
- Les gens d’armes ! Les gens d’armes !
On se regarda, inquiets : angoisse de la soldatesque ! Trois archers déboulèrent et arrêtèrent avec peine leurs montures à la hauteur du petit groupe. Le gamin s’était blotti dans les jupes de sa mère.
- Holà ! Manants ! Quelqu’un d’entre vous est-il le mayeur du bourg ?
Regroupés et intimidés, tous nièrent de la tête, l'air un peu benêt…
- Allez me chercher le mayeur ! s’écria sèchement celui qui paraissait être l’officier. Il y a affaire d’état !
- Voilà, voilà… y’a pas le feu à la Moselle ! leur lança un homme ventru sortant de la plus grosse masure de la place, accourant vers eux en remontant ses chausses.
- Dieu, les archers du Duc ! …
- T’es le mayeur ?
- Qu'est ce qu'il se passe ?... tu as mandat de qui ?
- Écoute bien et ne m’interromps pas. Par ordonnance du bailli de Nancy, moi, Ferry de Bainville, sergent au service du Duc Charles, je te fais connaître qu’un cri public a été lancé pour mettre la main sur le dénommé "La Leuquoise". C’est un grand maigre avec de grandes oreilles, toujours vêtu de noir. C'est un traître et un dénonciateur ! On l'a vu plusieurs fois franchir le gué. Je promets 3 deniers de bon or à qui donnera tout renseignement sur l’individu et le lieu où on peut le trouver. Qu’on se le dise !…
- Je t’entends bien, sergent, mais tu sais que tu es ici en terre épiscopale ! La justice du Duc n'a pas loi par ici !
- Sacrebleu, rétorqua haineusement le sergent, tu crois m’impressionner ! En tous cas, manants, sachez que notre bon Duc ne fait pas de différence en cas de lèse-majesté… les 3 deniers sont au premier qui aidera à mettre la main sur le dénommé "La Leuquoise". Tu peux rentrer chez toi, mayeur, je ferai mon rapport sur ton impertinence…
Sur ce, il lança son cheval dans la direction de Toul en pointant du doigt le mayeur demeuré droit, les deux mains sur les hanches, en signe de défi.…
- Hé vous autres ! Ne restez pas là ! Vous avez entendu... trois deniers or ! Et il accompagna ses paroles en brandissant trois doigts vers les villageois pétrifiés.
Soudain, comme un avertissement céleste, une pluie torrentielle se mit à tomber dans un violent grondement de tonnerre. Le groupe effrayé se dispersa en courant, chacun se faufilant dans les venelles pour se réfugier dans sa chaumière.
Et puis, après tout, n'avait-on point retrouvé la Jeannette !

oOo

Le denier du rêve (2/4)

Toute à ses pensées et occupée aux tâches domestiques, c'est à peine si elle entendit le père rentrer de sa longue journée de pêche. Il était de fort mauvaise humeur comme l'indiquait sa brusquerie inhabituelle.
- Quelle inconscience ! Un individu à l'allure diabolique voulait traverser la rivière ! Elle est si forte ce soir que j'ai refusé, mais il insistait, le bougre ! Déjà que je n'ai pas pêché dans les courants si dangereux ces temps-ci. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas sorti le moindre poisson des mortes où j'ai lancé mon filet. Qu'est-ce qui peut bien pousser ce grand diable noir à passer la Moselle à cette heure ? J'aimerais bien le savoir !
Jeannette, désireuse de disculper La Leuquoise, lui conta sa rencontre…
- Comment as-tu pu faire confiance à cet inconnu ?
- Mais… c'est que… il avait l'air si gentil et… et il ma parlé si doucement ! Il avait l'air d'un ange ! Il m'a même donné une petite pièce du duché, disant qu'elle me porterait bonheur !
- Donne-moi cette pièce, ma Jeannotte !
Calmé et incrédule, il haussa le épaules.
- Un ange…
Jeannette, dépitée, se résigna à donner la piécette au père. C'est le cœur gros qu'elle se remit à la tâche. Mais au fond d'elle-même, elle restait convaincue que le mystérieux La Leuquoise ne pouvait être qu'une créature divine !

Le soir venu, le père s'était endormi dans le vieux lit dont il n'avait pas même pris la peine de tirer le rideau, la piécette calée au creux de sa grosse main calleuse. Tandis qu'il ronflait bruyamment, Jeannette achevait de s'activer à la souillarde. Elle savait que la mère ne rentrerait pas encore ce soir. Ses petits frères dormaient d'un profond sommeil sur une paillasse, calée dans un coin de la pièce contre la roche humide.
Sa tâche terminée, elle souffla la bougie vacillante et s'installa sur la petite chaise à côté de la porte. Elle écoutait la pluie qui s'était remise à tomber, ruisselant sur le toit de l'appentis et dégoulinant sur le sol détrempé. Elle n'avait pas sommeil et rêvait à la ville, enviant le sort de Ninon qui y travaillait. Elle s'était enfin assoupie dans un sommeil agité, entremêlé de rêves.
Un bruit de pas sourds dans la boue l'éveilla autant que le froid du petit matin qui commençait à poindre. Quelqu'un gratta à la porte.
- C'est moi… La Leuquoise. Ouvre, petite !
Jeannette, apeurée, se calla sans bouger derrière la porte.
- Ouvre, je sais que tu es là…
- Que me voulez-vous ?
- Si tu me guides pour aller à Toul, je ferai de toi une damoiselle. Il ne faut pas qu'on me voie. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.
La voix était douce et rassurante. Jeannette qui avait perdu la pièce porte-bonheur hésita, mais se dit qu'elle ne devait pas laisser passer cette seconde chance. Elle mit sur ses épaules son lourd mantel à capuche et ferma doucement la porte derrière elle pour ne réveiller personne dans la masure endormie.
La pluie avait cessé de tomber et une brume légère montait dans la vallée encore engourdie. Du côté de Nancy, le ciel commençait à pâlir par dessus les collines.
- Mais qui donc êtes-vous ?
- Je suis au service de Monseigneur Pierre, notre bon Évêque. À Nancy, on me croit homme du Duc Charles. J'écoute, dans les tavernes, à l'affut des complots qui se trament. Je dois être à la ville avant ce soir, de crainte d'être démasqué. Je sais qu'à Toul, je pourrai franchir la rivière.
Elle lui prit doucement la main.
- Je connais un raccourci mais le chemin est mauvais. Il va falloir être prudents !
Les dernières étoiles s’éteignaient une à une dans le bleu de l’aube naissante quand, arrivé devant l'église, l’homme en noir quitta la main de la fillette.
- Attends-moi là sans bouger. Je reviens…
- Où allez-vous ?
- Chut, un ange a aussi besoin de faire ses prières…
Un coq s’égosilla là-bas dans le village, comme en répons au grincement de la grosse porte cloutée du saint lieu.
Accroupi derrière une tombe du petit cimetière paroissial, Collignon n’avait rien raté de la scène. Le Gros Collignon, qui était un peu sacristain, un peu sonneur de cloches, traînait dès mâtines dans le coin de l’église. Le curé l'avait pris sous son aile et lui donnait sa soupe et son vin quotidiens contre de petits services ici et là.
Il se demandait ce qui pouvait bien se tramer à cette heure entre la Jeannette, cadette du Didier Grandidier et cette mystérieuse silhouette noire.
Une ombre furtive prit à nouveau la fillette par la main…. Déjà de gros nuages se profilaient sur l’horizon, préparant de nouvelles averses pour la journée. Un timide angélus dont les notes ondulaient par-dessus les toits se mit en branle au clocher tandis que deux silhouettes se déplaçaient d’un pas pressé.
- C’est par là, tout droit... Juste après le grand saule, le sentier s’enfonce dans le bois. Le chemin mène à Toul…

Le denier de rêve (1/4)


C'était une grise fin d'après-midi d'automne. Le village s'étirait sur la rive froide de la Moselle, à quelques tours de roue de charrette de Nancy. La Jeannette transportait un lourd seau d'eau claire qu'elle était allée remplir à la source Saint-Nicolas. Depuis que Ninon son aînée avait quitté le village, c'était à la frêle enfant qu'incombait cette rude tâche.
Louison, sa mère, besognait au prieuré de la Rochotte, dans la belle bâtisse neuve fièrement campée à l'écart du village, au pied de la colline. L'Évêque Pierre de Châtelet venait régulièrement y chercher la fraîcheur en été. La pluie des jours passés avait fait monter dangereusement les eaux de la rivière dont les violents courants charriaient des arbres morts. On craignait les inondations et la fillette envisageait déjà l'inévitable arrivée de l'eau dans la petite maison troglodytique située dans le bas du village. Tandis que son père jetait ses filets dans les eaux poissonneuses de la Moselle, Jeannette devait s'occuper du Colinot et du Jacquot, ses deux petits frères. La vie était rude et le temps des jeux insouciants était révolu.

Jeannette sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main qui lui parut énorme venait de saisir l'anse et l'avait soulevé vigoureusement. En levant la tête, elle découvrit une forme noire, marchant à ses côtés. L'homme était arrivé par derrière. Elle ne l'avait pas entendu venir et c'est sans dire un mot qu'il avait empoigné l'anse du seau qu'elle portait avec peine. Il était très grand et vêtu tout en noir. Ce qui frappait le plus dans son apparence, c'était ses grandes oreilles décollées. Son regard très doux pouvait sembler être de la niaiserie. Il s'adressa à Jeannette avec une voix paternelle, à la fois douce et ferme.
- Dis-moi, petite, tu n'a pas peur, seule, sur ces mauvais chemins ? Sais-tu que parfois les archers de Nancy franchissent le gué pour commettre quelques actes répréhensibles sur les gens de l'évêché, même quand Monseigneur est tout près d'ici, dans sa résidence d'été ?
- Je ne suis pas peureuse et je sais me défendre. Mais… qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vu au hameau !
- On m'appelle La Leuquoise, pour se moquer de ma voix frêle.
Il éclata d'un grand rire clair !
- Mais si on te demande quoi que ce soit, tu diras que tu as vu un ange ! Conduis-moi jusqu'à ta maison !
Silencieuse, elle précéda l'inconnu. Après l'église, le chemin était parsemé de flaques boueuses et creusé d'ornières profondes. C'était par là que passaient les attelages qui franchissaient le gué de Briffovau pour aller à Nancy. La petite maison du pêcheur était adossée à la falaise, à la sortie du village. Colinot et Jacquot jouaient devant la porte, lançant des cailloux en direction d'une grosse poule rousse qui piaillait en courant, éclaboussant les gamins d'une terre noire et grasse, ce qui les faisait bien rire.
- Peux-tu me dire où je peux trouver un passeur pour traverser la rivière ? Elle est si haute que le gué est impraticable. Je dois être ce soir à Nancy…
- Allez voir par là, un peu plus bas. Vous demanderez le Didier… Didier Grandidier. C'est mon père. Il vous passera sur sa barque, si c'est encore possible !
- Merci, petite !
Il sortit de sa maigre bourse de cuir râpé une toute petite pièce de bronze, marquée "Carolus" et la tendit à la fillette.
- Tiens, prends cette piécette en remerciement. Elle ne te servira pas dans l'Évêché, car c'est un denier du Duc Charles. Mais si tu la conserves soigneusement sur toi, elle te portera bonheur. Surtout, prends bien garde à toi !
Sur ces mots, le grand homme en noir s'éloigna, disparaissant bientôt dans la brume humide en direction de la rivière, vers l'endroit indiqué par Jeannette.
Jeannette resta un moment immobile, les yeux fixés sur la pièce qu'elle tenait religieusement dans le creux de sa main, s'interrogeant sur ce qu'elle pourrait en faire. Un denier du Duc Charles ! Consciente qu'il lui permettrait à peine d'acheter quelque ruban futile au passage du prochain colporteur, elle décida qu'il était préférable de le conserver. L'homme en noir ne lui avait-il pas dit qu'il lui porterait bonheur ?