mercredi 27 avril 2016

Le voyage

Le panier d'osier dans lequel je suis blottie, résignée, vient tout juste de s'immobiliser. Il règne autour de moi une ambiance feutrée, emplie d'une odeur désagréable, mélange de d'éther et de désinfectant, de chien et de litière. Le couvercle grince en s'ouvrant. Je pointe une oreille, puis l'autre. Ma tête émerge et je découvre enfin où je viens d'atterrir. Les fioles sur les étagères, les néons au-dessus de la table, et le monsieur à grosse moustache, vêtu d'une blouse verte… Je reconnais vite le cabinet et le vétérinaire qui me sont familiers. Il est gentil et rassurant, le vétérinaire, et je sais que si je suis aujourd'hui devant lui, c'est pour qu'il me soigne. Je supporte même les piqûres qu'il fait par surprise et ne font pas mal. Si ce n'était l'odeur, je serais presque contente d'être là.

Hier, après avoir mangé, lentement quelques croquettes, léché l'eau au fond de l'évier, je suis partie me réfugier comme chaque soir dans le placard, et me suis confortablement installée sur une pile moelleuse de pull-overs. C'est là que je passe mes nuits et mes siestes, au calme, loin du gros matou de la maison qui voudrait bien jouer avec moi. Comme si faire la cavalcade dans la maison était encore de mon âge ! J'ai dû dormir longtemps… trop longtemps sans doute, car Monique, ma maîtresse, est venue me déloger. À peine éveillée, tourneboulant sur le sol, j'étais encore dans des rêves emplis de mulots et d'oiseaux. J'ai cherché à m'échapper quand elle a voulu m'enfermer dans le panier pique-nique qui sert à me transporter, et dans lequel je ne peux rien voir de ce qu'il se passe autour de moi. Puis il y a eu des bruits, celui d'une portière qu'on claque, d'un moteur. J'ai miaulé mon angoisse ! Puis mon panier a tangué, au bout du bras de Monique… jusqu'à ce qu'il soit déposé sur cette table et que le couvercle en soit soulevé.

Le vétérinaire s'empare de moi et me pose doucement sur la table d'examen, m'accordant en même temps une caresse apaisante. Il m'observe sur toutes les coutures. J'en rougis sous ma fourrure grise. C'est vrai que je ne suis pas bien grosse, que mon poil est un peu terne et - ce fut la raison de ma dernière visite ici il n'y a pas très longtemps - que je n'y vois plus de mon œil droit, devenu vitreux. Monique a toujours dit de moi, avec une telle tendresse que je le prends pour un compliment :
"- T'es moche, Minette ! "
Devenu depuis quelque temps :
"- T'es moche, mémère".

Je m'attends à la piqûre qui va me rendre tout mon tonus, et ronronne même quand la main de Monique me cajole d'une main douce tout en me maintenant fermement sur la table de l'autre, des fois que j'aie envie de prendre la poudre d'escampette ! Si seulement je pouvais comprendre ce que se disent ces deux-là, s'exprimant avec des mots que je ne connais pas, que je ne comprends pas. Je commence à trouver le temps long et j'ai hâte de retrouver mon panier, sauf que je l'ai souillé avant d'en être extraite. Je vais devoir lécher mon poil infesté d'urine ! Beurk ! Hâte de retrouver la pile de pulls pour y dormir.


Mais pourquoi Monique se retourne-t-elle, dissimulant mal le sanglot qui l'étreint ? Je n'ai pas senti l'aiguille s'enfoncer sous ma peau, dans ma patte qui devient soudain froide. Comme j'ai sommeil tout à coup ! Et ce froid qui monte doucement, jusqu'à…


oOo

mardi 12 avril 2016

Le rendez-vous

Marie tambourine à la porte de la salle de bains où Juliette est enfermée :
- Qu'est-ce que tu fabriques ? Ça fait une heure que j't'attends !
- Juste un coup de peigne et j'arrive.

Quelques instants plus tard, les deux sœurs se dirigent bras dessus, bras dessous, vers la fête foraine où elles ont prévu de passer ce dimanche. Juliette étrenne une robe colorée tandis que Marie, classique, porte un ensemble sobre ; les deux sœurs ne se ressemblent pas et leurs goûts diffèrent du tout au tout.
La matinée déjà bien avancée est occupée à choisir comment déjeuner. Marie se serait volontiers satisfaite d'un sandwich, mais Juliette, attirée par l'odeur de cochon grillé, préfère s'attabler à une rôtisserie. Elles se retrouvent bientôt à l'Ours Noir devant belle tranche de porc accompagnée d'une copieuse assiette de frites. Comme d'habitude, Juliette a su trouver les arguments pour convaincre sa sœur.

Jean traînaille, solitaire, mains dans les poches. Il hésite entre le stand de tir et la loterie voisine où une jolie brune propose des billets "tous gagnants" :
- Allons, allons m'sieurs-dames : deux euros les cinq et vous emporterez peut-être la poupée ou la grosse peluche.
Quand son regard est attiré par deux jeunes filles bien joyeuses, l'une en robe voyante, l'autre plus discrète.

Juliette et Marie s'arrêtent devant une chenille et l'observent prendre de la vitesse.

- Ça va toujours ? Hurle le haut-parleur.
- Ouiiiiiiiiiiiiii !
- Encore plus viiiiiiite ; ça va toujours ?
- Ouiiiiiiiiiiiiii !
Enfin, le manège ralentit, puis s'arrête, se découvre de sa bâche colorée. Les passagers, blêmes, descendent des voitures, titubant comme des voyageurs débarquant au port après une traversée agitée.
- Si on y allait ?

- Alors, mesdemoiselles, on s'amuse ?
Les deux sœurs se retournent et se moquent du jeune homme pour son entrée en matière pas très originale. Elles acceptent, après s'être lancé un regard complice, de répondre à son invitation à l'accompagner.
Bientôt, chacun se sent à l'aise, cause de choses et d'autres, surtout de soi. Il faut parler fort pour couvrir la musique des manèges, le grincement des auto-tamponneuses, les borborygmes inquiétants émergeant du train fantôme, les cris des enfants… Bousculés par la foule, les corps se frôlent. Je suis infirmier de nuit à l'hôpital confie le garçon. Moi, je suis kiné, ment Juliette. Marie ne dit rien, consciente que Jean n'a d'yeux que pour son aînée et que ses études de droit ne l'intéresseraient pas.

- Qu'il est joli ce vieux manège rétro ! Si on y faisait un tour ?
Marie s'installe en premier et le garçon, prend place en dernier, à côté de Juliette. Le manège s'élance accompagné du miaulement d'un limonaire. Dans la nacelle tourbillonnante, Jean s'enhardit à prendre la main de la fille, si douce sous la sienne. Elle rit aux éclats, ne la retire pas…

Au moment de se séparer, Jean dépose un baiser furtif sur la joue de la fille.
- On ne va pas se quitter comme ça ! Peut-on se revoir ?

- Samedi, je serai du côté de l'église Saint-Jean, à 16 heures. Je vous attendrai dans le square et je serai peut-être sans ma frangine ! Ajoute-t-elle, l'air malicieux.

Le cœur en fête, le jeune homme s'éloigne d'un pas guilleret, ébauchant un entrechat. Les deux filles le regardent en riant se perdre dans la ville. Juliette dissimule son visage derrière l'énorme peluche ridicule que Jean lui a offerte.

- Quand même, Juliette, t'aurais pu lui dire que tu te mariais, samedi !
- Pourquoi, n'avions-nous pas convenu de nous amuser ?

oOo

Nouvelle inspirée de l'affiche du printemps des poètes, comportant une photo de Doisneau prise en 1953 sur la Foire du Trône, sujet du jeu d’écriture du forum "forum du cercle maux d'auteurs".
L'affiche figure dans le précédent billet de ce blog.

Pintemps des poètes/mars 2016






Manège endiablé
Tourbillons ensorcelés
Nos mains enlacées