lundi 27 juillet 2020

Les grandes vacances

Le départ

Nous partîmes en rangs, deux par deux. Nos tenues débraillées témoignaient davantage de la fatigue que d'un laisser-aller. J'avais soif, des ampoules aux pieds, car peu habitué à crapahuter avec mes lourds godillots durant l'immobilité de l'automne et de l'hiver. Nous étions épuisés par les kilomètres parcourus sous un chaud soleil de mai. Nos accompagnateurs avaient un comportement agressif. Nous aurions aimé plus d'empathie, de respect pour ce que nous représentions. Nous fîmes une première étape dans une ferme dépourvue de confort. Il faut dire qu'à cette époque, les villages de la Moselle profonde n'étaient pas tous équipés d'eau courante. Puis, passé la frontière, si tant est que ce mot eut encore un sens, on nous embarqua dans un train, aux boggies mal graissés, crissant sur les rails.

Les camps

Le voyage fut long. Très long. Il parait que dans mes rêves, j'appelais "Madeleine", ma douce compagne au ventre aussi gonflé que la pâtisserie du même nom. Elle allait me manquer pendant ce séjour forcé à durée indéterminée. Nous débarquâmes dans une ville ouvrière enfumée, aux maisons de brique sale. La baraque où je fus dirigé hébergeait des Parisiens et quelques p'tits gars du Nord, L'ambiance des kommandos aurait été acceptable si nous avions bénéficié d'un peu plus de liberté. Je n'aurais jamais dû avoir la mauvaise idée de faire le mur, un soir d'hiver ! Je fus vite rattrapé par deux types accompagnés d'un molosse dissuadant toute velléité de résistance.
On me transféra ensuite, avec plusieurs compagnons d'infortune, dans un autre camp, plus à l'est. Le train de marchandise roulait lentement. Par les lucarnes, je distinguai une vaste plaine, avec, çà et là, une ferme isolée, un bosquet de maigres bouleaux, un troupeau de vaches faméliques paissant une herbe rabougrie. Le seul repas qu'on nous servit, lors d'un arrêt nocturne, fut une soupe claire, avec un peu de pain qu'une eau tiédasse n'était pas parvenue à ramollir et du sable qui croquait sous la dent. Si elle me remplit l'estomac, elle ne me rassasia pas. Nous descendîmes de nos wagons un petit matin dans un endroit hostile, sous une pluie glaciale. L'appel dut sans cesse être recommencé. En d'autres circonstances, l'incapacité de nos gardiens à nous compter aurait été risible. Nos capotes vite détrempées ne suffirent pas à nous réchauffer. Nous prîmes enfin possession de nos chambrées, libres de choisir le bat-flanc qui nous convenait le mieux. Je me retrouvai à côté d'un ch'ti dont rien n'entamait l'humour.
C'est dans ce camp de représailles que le temps s'écoula misérablement, jusqu'à la fin des interminables vacances.

Le retour

Par la fenêtre du train affrété par la Croix-Rouge, je vis défiler des paysages bucoliques. Les villages aux maisonnettes en brique rouge et toit d'ardoise se succédèrent. Dans la campagne aux prairies verdoyantes, les pommiers étaient en fleur. Tandis que nous entrions lentement dans la capitale ensoleillée, mon cœur se serra. Arrêt le long d'un quai de la gare du Nord, éclairé par une douce lumière filtrée par les marquises. Je retrouvai enfin Madeleine, intimidé comme au soir de nos noces. Elle n'avait pas changé en 5 ans, maquillée et coiffée comme une actrice de cinéma, la taille fine dans une robe fleurie, juchée sur des talons à semelle de bois.
- Lison, embrasse Papa, dit-elle à la fillette qui l'accompagnait, mais l'enfant se mit à pleurer en se cachant dans les jupes de sa mère.

jeudi 9 juillet 2020

Côté cour - côté jardin


– Chiche ! répondit Georges, une coupe à la main, se goinfrant des petits fours qu'il saisissait de l'autre.
C'était à l'occasion des 50 ans d'un ami. Nous avions présenté une saynète retraçant la rencontre de notre groupe de quinquagénaires restés copains depuis l'époque du lycée.
Était-ce dans l'euphorie de l'apéro dinatoire copieusement arrosé qu'Alain avait proposé :
– Et si on créait une troupe ?
C'est vrai que notre modeste prestation avait fait son effet et qu'on avait eu que des éloges. Un peu cabots, le succès nous était monté à la tête.

Réaliste ? L'idée fit son chemin. Chacun surenchérissait sur les propositions qui fusaient, les uns offrant leurs dons d'acteurs, les autres une aide technique conforme à leurs talents.
Georges, en chef autoproclamé, organisa rapidement une réunion de réflexion et, dans la foulée, une assemblée constitutive. Le roi ne fut pas notre cousin quand nous vîmes la parution dans le Journal Officiel de l'association "Côté cour - côté jardin". Nous pûmes demander des subventions à la ville et disposer d'une salle de répétition dans le petit théâtre municipal.
Georges fut élu sans surprise au poste de président. Seul candidat, personne n'aurait imaginé se présenter contre lui. Estimant avoir fait ses preuves le jour des 50 ans de notre camarade, il se promut metteur en scène, dirigerait l'équipe. Sophie, son épouse, accepta d'être secrétaire. Jacques, estima logique que la secrétaire couchât avec le président. J'acceptai d'être vice-président, me disant lâchement que je n'aurais pas grand-chose à faire, sauf improbable démission de Georges. Le poste de trésorier fut octroyé à Alain, caissier dans une agence bancaire.
Jacques adapta un de ses manuscrits au théâtre. Nous dûmes reconnaître que son texte, style comédie de boulevard, était drôle. Nous nous engageâmes à participer aux répétitions tous les lundis et un dimanche par mois. La pièce serait présentée en mai.
Le mois précédant la représentation fut tendu. Il y en avait toujours un qui se trompait dans ses répliques, un qui sortait du mauvais côté, confondant le côté cour et le côté jardin, hésitant entre le fait que "JC" soit vu depuis la scène ou depuis les gradins. La filante fut houleuse et la générale à peine moins désastreuse. C'est la boule au ventre que chacun arriva au théâtre une heure avant la représentation. Sophie nous fit faire des exercices afin de nous détendre et des vocalises pour exercer nos voix. Nos cordes vocales étaient déjà échauffées par le fond de vin blanc servi par Alain dans des gobelets en plastique offerts par sa banque. La première eut lieu sans le moindre couac. Notre joie éclata quand, après les saluts d'usages, les projecteurs de scène s'éteignirent et que les lumières de la salle se rallumèrent. Les échanges avec le public furent des plus encourageants. Nous avions gagné la première manche.

Les années passèrent sans se ressembler. La vie de la troupe ne fut pas un long fleuve tranquille, il nous fallut gérer d'inévitables accrochages.
Ainsi, l'année suivante, Juliette, pressentie pour le premier rôle, refusa catégoriquement d'apparaitre nue, ni même vêtue d'un collant teinte chair. Sa démission fut évitée par un remaniement total de la pièce qui en perdit un peu de sel.
La troisième année, ce fut une pièce historique. Personne n'ayant le physique approprié pour jouer Napoléon 1er, Jacques transposa son scénario au Second Empire. La moustache du grand Jeannot, copieusement enduite de brillantine, en faisait un empereur acceptable. Sophie fut parfaite en Eugénie.
Jacques diversifia les sujets qui, même dramatiques, avaient toujours une connotation humoristique. Nous fûmes sollicités pour jouer dans des écoles et villages alentour. Il fallait ajuster les décors et la mise en scène à des salles peu adaptées au théâtre et sous-équipées en projecteurs. Le succès était toujours au rendez-vous.
L'an IV, les hommes furent privés de rasoir pour un thème 14/18. L'an V, on faillit décapiter par maladresse Georges, interprétant Louis XVI. Survivant à la Révolution, l'année suivante, il incarna Pignon dans un plagiat du Dîner de cons. Pour les années VII, VIII et IX, une saga en 3 épisodes sur une famille imaginaire de la ville fidélisa l'auditoire.

Pour fêter nos dix ans, Jacques avait écrit un pot-pourri des thèmes passés. À l'issue de la générale, l'irremplaçable Georges déclara :
– Mes amis, nous avons gagné un pari hasardeux, nous avons atteint un niveau quasi professionnel, mais je suis au regret de vous annoncer qu'en mai prochain, l'aventure cessera pour Sophie et moi. Ma retraite prenant effet bientôt, nous avons acheté un camping-car pour nous évader le plus souvent possible.
– Et moi, je veux consacrer plus de temps à mes petits-enfants ! surenchérit Juliette.

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Au troisième rappel scandé par de vifs applaudissements, nous adressâmes au public un salut magistral, et quittâmes la scène dans une joyeuse farandole, par le côté cour.
Dans les coulisses, Georges pleurait.



Texte écrit à l'occasion du 10ème anniversaire du forum "Maux d'Auteurs"

Toute ressemblance avec des événements et des personnages réels n'est pas totalement fortuite.


dimanche 29 mars 2020

Violette en son jardin

Deux hommes devisaient devant l'église. Le plus petit, trapu, vêtu d'une cotte de travail usagée, s'adressait à un touriste, en bermuda et chemise fantaisie, en faisant de grands gestes :
- À la sortie du village, une fois franchi le vieux pont, prenez le chemin sur votre gauche. Vous longez la rivière et après quelques enjambées, vous y serez. Vous ne pouvez pas vous tromper, l'entrée est juste à côté d'un grand frêne. Vous y pénétrerez à votre guise, la porte n'est pas verrouillée !


C'était un jardin fantastique clos par un mur de pierres sèches, couvert de lierre bourdonnant d'abeilles à l'approche de l'hiver.
De l'autre côté, s'épanouissait tout ce que Violette y avait planté, semé, repiqué, bouturé, marcotté, greffé, des années durant. Un joli fouillis où des tomates côtoyaient des rosiers, où une Suzanne-aux-yeux-noirs et un liseron, grimpaient de concert sur une vieille palissade. Dans le secteur des simples, une santoline partageait son odeur entêtante avec des pieds de thym, d'absinthe, de mélisse et moult espèces décrites par Hildegarde de Bingen dans son ouvrage Liber simplicis medicinae. Seule la mandragore, trouvant le lieu trop froid, avait refusé de s'y développer.
Violette, sécateur à portée de main, ne coupait que le strict minimum : une fleur fanée, une clématite trop sauvage, une grappe mûre à la treille. Aucune herbe n'était mauvaise. Ainsi, une touffe d'orties foisonnant près d'un tas de compost, servait de nurserie aux chenilles du Paon du jour.
Tout au fond du verger, un cabanon rustique se cachait entre un gros tilleul et un griottier. Elle y avait installé un réchaud pour préparer ses breuvages magiques, aménagé un coin confortable pour se reposer. Les pipelettes disaient que les siestes de Violette y étaient autrefois coquines, qu'elle y reçut moult galants, victimes consentantes de philtres magiques dont elle avait le secret. D'autres mauvaises langues prétendaient qu'elle se roulait nue, le matin, dans la rosée, au milieu des pissenlits et des myosotis !
Le soir, elle rentrait chez elle, le visage illuminé d'un sourire béat, des mèches rebelles de cheveux blancs s'échappant de son foulard délavé. À son bras, un vieux panier débordait, suivant la saison, de dahlias ou de poireaux qu'elle distribuait à tout-va, mais en avril, elle cachait sous une grosse scarole les quelques morilles ramassées sous le frêne.
Ce jardin, c'était un héritage de sa grand-mère qui l'avait hérité de sa grand-mère : sa famille avait depuis toujours ses racines au village. Elle ne s'est jamais mariée, était sans descendant et jouissait d'un célibat assumé. Les jaloux disaient qu'une plante aussi rustique ne pouvait qu'être stérile. Mais les gens l'aimaient bien considérant qu'elle faisait partie du paysage et que sans elle, le village y perdait son âme.

L’âge venant, Violette, l’innocente, aimait encore s’installer sous la tonnelle ombragée d'une odorante glycine de Chine. On pouvait l'y voir somnolente, ou le regard perdu, ne voyant pas le jour décliner, ni les nuages s'accumuler.
C'est là qu'on l'a trouvée morte, un soir d'été caniculaire qui avait flétri ses plus belles fleurs.

La commune se porta acquéreur du terrain.

Quand le touriste qui avait trouvé l'endroit dans la rubrique "jardin remarquable à visiter" du Routard, poussa la porte, il fut surpris d'y rencontrer un groupe en pleine séance de Tai-chi dans le verger, un vieux monsieur assoupi sur son livre devant le cabanon, des écoliers et leur institutrice occupés à dégager les plantes aromatiques des adventices qui tentaient de les étouffer.
Le visiteur admira la magnifique couronne de violettes blanches qui illuminait le pied du tilleul, là où les cendres de Violette avaient été répandues, et dont personne n'aurait osé faire un bouquet. Surpris par l'ambiance sereine qui régnait autour de l'arbre, il huma leur parfum délicat. Puis il sorti de son sac une boite d'aquarelle et un carnet de voyage auquel il consacra une double page. Il assortit son dessin d'un poème.