dimanche 29 mars 2020

Violette en son jardin

Deux hommes devisaient devant l'église. Le plus petit, trapu, vêtu d'une cotte de travail usagée, s'adressait à un touriste, en bermuda et chemise fantaisie, en faisant de grands gestes :
- À la sortie du village, une fois franchi le vieux pont, prenez le chemin sur votre gauche. Vous longez la rivière et après quelques enjambées, vous y serez. Vous ne pouvez pas vous tromper, l'entrée est juste à côté d'un grand frêne. Vous y pénétrerez à votre guise, la porte n'est pas verrouillée !


C'était un jardin fantastique clos par un mur de pierres sèches, couvert de lierre bourdonnant d'abeilles à l'approche de l'hiver.
De l'autre côté, s'épanouissait tout ce que Violette y avait planté, semé, repiqué, bouturé, marcotté, greffé, des années durant. Un joli fouillis où des tomates côtoyaient des rosiers, où une Suzanne-aux-yeux-noirs et un liseron, grimpaient de concert sur une vieille palissade. Dans le secteur des simples, une santoline partageait son odeur entêtante avec des pieds de thym, d'absinthe, de mélisse et moult espèces décrites par Hildegarde de Bingen dans son ouvrage Liber simplicis medicinae. Seule la mandragore, trouvant le lieu trop froid, avait refusé de s'y développer.
Violette, sécateur à portée de main, ne coupait que le strict minimum : une fleur fanée, une clématite trop sauvage, une grappe mûre à la treille. Aucune herbe n'était mauvaise. Ainsi, une touffe d'orties foisonnant près d'un tas de compost, servait de nurserie aux chenilles du Paon du jour.
Tout au fond du verger, un cabanon rustique se cachait entre un gros tilleul et un griottier. Elle y avait installé un réchaud pour préparer ses breuvages magiques, aménagé un coin confortable pour se reposer. Les pipelettes disaient que les siestes de Violette y étaient autrefois coquines, qu'elle y reçut moult galants, victimes consentantes de philtres magiques dont elle avait le secret. D'autres mauvaises langues prétendaient qu'elle se roulait nue, le matin, dans la rosée, au milieu des pissenlits et des myosotis !
Le soir, elle rentrait chez elle, le visage illuminé d'un sourire béat, des mèches rebelles de cheveux blancs s'échappant de son foulard délavé. À son bras, un vieux panier débordait, suivant la saison, de dahlias ou de poireaux qu'elle distribuait à tout-va, mais en avril, elle cachait sous une grosse scarole les quelques morilles ramassées sous le frêne.
Ce jardin, c'était un héritage de sa grand-mère qui l'avait hérité de sa grand-mère : sa famille avait depuis toujours ses racines au village. Elle ne s'est jamais mariée, était sans descendant et jouissait d'un célibat assumé. Les jaloux disaient qu'une plante aussi rustique ne pouvait qu'être stérile. Mais les gens l'aimaient bien considérant qu'elle faisait partie du paysage et que sans elle, le village y perdait son âme.

L’âge venant, Violette, l’innocente, aimait encore s’installer sous la tonnelle ombragée d'une odorante glycine de Chine. On pouvait l'y voir somnolente, ou le regard perdu, ne voyant pas le jour décliner, ni les nuages s'accumuler.
C'est là qu'on l'a trouvée morte, un soir d'été caniculaire qui avait flétri ses plus belles fleurs.

La commune se porta acquéreur du terrain.

Quand le touriste qui avait trouvé l'endroit dans la rubrique "jardin remarquable à visiter" du Routard, poussa la porte, il fut surpris d'y rencontrer un groupe en pleine séance de Tai-chi dans le verger, un vieux monsieur assoupi sur son livre devant le cabanon, des écoliers et leur institutrice occupés à dégager les plantes aromatiques des adventices qui tentaient de les étouffer.
Le visiteur admira la magnifique couronne de violettes blanches qui illuminait le pied du tilleul, là où les cendres de Violette avaient été répandues, et dont personne n'aurait osé faire un bouquet. Surpris par l'ambiance sereine qui régnait autour de l'arbre, il huma leur parfum délicat. Puis il sorti de son sac une boite d'aquarelle et un carnet de voyage auquel il consacra une double page. Il assortit son dessin d'un poème.