
En fait, pour une fois qu'on n'a pas des manteaux que nous ont cousus papa et maman c'est parce qu'il nous fallait des vraies tenues pour partir à la montagne. Et que si je vais à la montagne, c'est parce que le docteur m'envoie dans un aérium. Un aérium, c'est un truc un peu comme une colonie de vacances, mais ce n'est pas les vacances car on va à l'école… sauf quand c'est vraiment les vacances, comme quand on est à Paris et que l'école triste de la rue Titon est fermée parce que les maitresses sont fatiguées. Notre médecin, c'est le docteur Schwartz. Moi je crois qu'il est vieux parce qu'il a des cheveux blancs, des lunettes dorées et un gros sac en cuir dans lequel il apporte son appareil tout froid avec lequel il peut m'écouter tousser. Il me connait bien parce qu'il vient souvent à la maison et moi je l'aime bien et je lui raconte plein de trucs et c'est pour ça qu'il m'appelle "la Pipelette". Il a dit à papa et maman qu'il me faudrait respirer du bon air, que ça me ferait du bien, que je serais moins souvent malade après. Le docteur, il est gentil, sauf quand il me prescrit des cataplasmes à la farine de moutarde ! Maman fait cuire une espèce de pâte qui sent plutôt bon dans une vieille casserole, puis elle met ça dans un tissu fin et me pose le bazar sur le dos avec une serviette de toilette par dessus. Ça brûle et après, j'ai la peau toute rouge, mais il parait que c'est bon pour mes bronches et mes poumons fragiles. J'ai aussi des fois des "Rigollot" qui ressemblent à des espèces de buvards carrés couleur caca d'oie, que je me demande même si ce n'en est pas ! Cataplasme ou Rigollot, c'est presque pareil pour moi, sauf que pour maman, c'est tout prêt et ensuite à la poubelle ! Pas de truc à cuire ni de linge à laver ! Bref, cataplasmes et Rigollot, ce n'est pas marrant du tout ! Il faut rester au lit un temps qui me parait une éternité, surtout que je dois rester sans bouger. Maman l'enlève seulement quand ma peau est assez rouge et que c'est devenu tout froid.
Enfin, tout ça pour dire que je suis partie dans les Pyrénées pour longtemps et que Nanie est partie aussi avec moi. Elle n'est pas malade, Nanie, mais papa et maman ont eu peur que je m'ennuie toute seule parce que je suis trop petite, et que déjà sans eux, j'allais peut-être pleurer ! Je n'ai pas pleuré pour ça, au contraire, l'idée de partir à la montagne, ça me plaisait bien, même sans Nanie. D'ailleurs, je suis toujours contente quand il faut aller quelque part. En été, j'aime bien quand on va à Ormesson où mémé Charlotte a une toute petite maison au fond d'un jardin. Faudra que je raconte un jour, comment c'est à Ormesson parce que là, ce n'est pas le moment et ça rallongerait inutilement mon histoire d'aérium.
On est donc parties pas longtemps après les vacances de Noël. On a pris le train à la gare d'Austerlitz. On était plusieurs enfants dans le compartiment et une dame est montée avec nous pour nous accompagner pendant le voyage. Il faisait nuit. Le trajet n'a pas été long. Ou alors peut-être que j'ai dormi. Mais on est restés longtemps dans la gare de Bordeaux. Quand on est descendus dans une ville qui s'appelait Pau, il faisait à peine jour. On est tous montés avec nos valises sur le plateau d'une camionnette qui nous attendait et où il y avait déjà plein de paquets. Elle nous a emmenés dans la montagne par une petite route qui grimpait avec plein de virages. Quand il y a eu beaucoup de neige, on s'est arrêtés pour mettre des chaînes aux roues de la camionnette. On est enfin arrivés à l'aérium, qui était isolé sur un plateau à plus de 1000 m et il où y avait beaucoup de neige. Le village tout à côté s'appelait Osse-en-Aspe. Pour aller d'un bâtiment de l'aérium à un autre, on devait passer par des sortes de couloirs sans toit dont les murs de neige étaient plus hauts que moi. On nous a séparées parce que Nanie, elle allait chez les grands. On m'a montré où était mon lit dans le dortoir des petits. Il y en avait beaucoup d'autres. Le mien était au milieu, à côté d'un pilier. J'ai dû défaire ma valise et ranger mes affaires dans une armoire peinte en rose. Pour reconnaitre la sienne, il y avait des silhouettes d'animaux différents découpées dans la porte : des dauphins, des étoiles de mer ou des isards… C'est amusant de dormir à beaucoup dans une chambre. L'après-midi, les petits font la sieste pendant que les grands sont à l'école et comme il fait jour malgré les rideaux fermés, on se relève quand la surveillante est partie et on bavarde avec nos voisines. Même qu'un jour je me suis fait prendre et que la surveillante, pour me faire peur, elle m'a pris dans ses bras et elle m'a fait croire qu'elle allait me mettre la tête sous le robinet du lavabo. Je me suis débattue et j'ai tant hurlé qu'elle ne l'a pas fait, et elle a rigolé mais je crois aussi que c'est parce qu'elle me trouvait mignonne. C'est vrai que, sauf que je suis bavarde, je suis une petite fille très sage. Mais je fais aussi des fois des bêtises, comme toutes les petites filles, et quand je suis à la maison et que je veux faire un truc défendu, je dis à maman "va dans ta cuisine"…
L'école pour les petits, c'est que le matin. Ce qu'on fait n'est pas difficile et on dessine beaucoup et on fait beaucoup de jeux en groupe. On ne travaille pas beaucoup sur des cahiers ou des livres, mais ce n'est pas grave parce que moi, je sais déjà lire, mais pas encore les lettres et les cartes que papa et Maman m'envoient. Là, c'est Nanie qui me les lit. J'ai du courrier pour moi toute seule et Nanie, du courrier pour elle toute seule.

Les repas à la cantine, c'est dans un réfectoire avec des grandes tables rectangulaires vertes un peu comme celle que pépé il a faite pour sa cuisine mais en plus grand et où nous sommes par dix filles. Là, je ne suis pas non plus avec Nanie, mais je la vois et je peux lui faire coucou. Je ne sais pas pourquoi on ne mange pas plus souvent des coquillettes au beurre, qui est mon plat préféré ! On a très souvent des turcs comme des lentilles ou des gros haricots blancs que j'ai du mal à avaler et qu'après, j'ai mal au ventre toute la journée ! Pour le dessert, on met nos verres bien alignés sur 2 rangs au bout de la table, et la dame qui passe avec le chariot nous les remplit d'une délicieuse crème, avec une louche. Moi, je trouve qu'elle n'en met pas beaucoup. Faudrait lui donner une louche plus grande, car on aime tous bien la crème. Après, on empile nos assiettes et nos verres au bout de la table et on met nos couverts dans la corbeille à pain en dentelle de métal avec des trèfles découpés. Comme ça, c'est plus facile pour la dame quand elle repasse avec son chariot pour débarrasser. Puis on plie nos serviettes d'une façon rigolote comme on nous a appris car on n'a pas de rond comme à la maison et on va la mettre dans notre loge du casier avant de sortir.
Sinon, dans la journée, on s'occupe. On joue dans la neige ou dans une grande salle de jeu quand il ne fait pas assez beau pour être dehors. On va des fois à l'infirmerie où on nous mesure et nous pèse, et où un docteur en blouse blanche écoute ma respiration avec le même appareil que le docteur Schwartz. Je n'aime pas l'infirmerie, pourtant, je crois que je n'ai jamais été malade pendant les 3 mois que j'ai été à la montagne. Mais quand on y va toutes, on est à la queue-leu-leu en culotte et petite chemise, et il y a des filles qui disent pour nous faire peur qu'on va nous faire une piqûre.
La neige, elle n'est plus tombée et alors, un jour, il y a un monsieur et une dame qui sont venus nous sortir, Nanie et moi. Le monsieur il a dit qu'il était notre tonton des Pyrénées, Pierre Bochet, mais je ne le connaissais pas avant. On est partis dans sa belle grande auto. On a vu une rivière qu'on appelle un gave et où il y a des truites que je n'ai pas vues. Puis il nous a montré un endroit où il y avait une barrière et où on ne pouvait pas aller plus loin. Il a dit que c'était la frontière. Je ne sais pas ce que c'est, mais peut-être que si on ne peut pas aller derrière la grande montagne, c'est parce que c'est le bout du monde et qu'il n'y a rien au-delà ? On a mangé dans un restaurant avec des rideaux à carreaux rouge et blanc, on nous a servi de la truite et c'était drôlement bon ! Je crois bien que c'était la première fois que je mangeais dans un restaurant. Le monsieur et la dame étaient très gentils, mais ils nous ont quand même ramenées à l'aérium, et moi, même si je ne m'ennuie pas, j'aurais bien aimé qu'ils me ramènent à Paris !
Un jour, la camionnette est revenue à l'aérium et on est montés dedans avec nos valises. Nanie avait un gros pansement au pied parce qu'elle avait attrapé une ampoule à cause de ses grosses chaussures quand avec les grandes elle avait été voir faire du fromage dans la montagne et qu'après l'ampoule s'était infectée ! A cause de cela, elle n'a pas pu aller visiter le château de Pau avec les autres filles de son âge parce qu'elle ne pouvait pas marcher. On a pris le train mais je ne m'en souviens plus car je crois que j'ai dormi tout le temps.
J'étais drôlement contente de retrouver notre appartement sous les toits dans le 11ème et notre petite chambre avec mon lit à barreaux et le divan à cosy de Nanie. Papa avait refait les peintures et le papier peint. Papa et maman nous avaient aussi fait des vestes écossaises avec des franges, parce qu'on ne pouvait pas continuer à porter l'anorak qui était trop chaud à Paris où c'était le printemps. On a aussi abandonné le pantalon et remis des jupes et des chaussettes avec des souliers plus légers. Maman n'était pas contente parce que Nanie était partie pas malade et qu'elle revenait sans pouvoir marcher ! Elle disait que c'était à cause de la dame qui lui avait percé l'ampoule avec des ongles sales. Elle ne pouvait pas savoir si les ongles de la dame étaient sales, puisqu'elle n'était pas là ! Moi, il parait que j'ai grossi et pris de bonnes joues roses ! Ça doit être à cause de tous les haricots et des lentilles que j'ai mangées pendant 3 mois. Quand on a été à Clamart, mémé Françoise était tout étonnée parce qu'on avait pris de bonnes habitudes comme celle de plier nos habits et faire notre lit toutes seules ! Et moi, je lui ai appris à plier sa serviette, parce qu'elle ne savait pas comment il fallait faire.
Paris 11ème, Clamart (92) - 1954
Osse-en Aspe (64) - janvier, février, mars, avril 1954
Pierre-la-Treiche - décembre 2010
Osse-en Aspe (64) - janvier, février, mars, avril 1954
Pierre-la-Treiche - décembre 2010
Photo Roger Pontet (24 janvier 1954)
Carte Germaine Bouret (1907-1953)