lundi 13 février 2023

Jeunes bretonnes

 
Le mardi 31 du mois d'août 1880, un doux vent de fin d'été soufflait sur la place de Plougonven. C'était jour de marché. Des femmes de tous âges circulaient entre les étals, en quête de bonnes affaires. À part quelques vieux, les hommes y étaient rares, car la plupart d'entre eux travaillaient dans les champs. Certains étaient descendus sur la côte avec leurs charrettes tirées par de robustes chevaux pour récolter sur la grève de l'engrais marin, ce guano exceptionnellement riche, capable de fertiliser les terres les plus pauvres de la commune. L'atmosphère embaumait d'un mélange d'arômes de bois des sabots neufs, d'osier des paniers proposés par les vanniers, se mêlant au parfum âcre du chou. Ça caquetait du côté des vendeuses de volailles, proposant dans des cages grillagées, quelques derniers poussins de poules ou de canards, mais aussi des coqs vigoureux, de jeunes dindes et de rares oies. De vieilles femmes au regard aguerri s'arrêtaient pour juger les bêtes à plumes.
Un peu à l'écart de toute cette animation, deux fillettes étaient assises sur un muret de schiste sous des marronniers jaunissants.
– Comment trouves-tu la nouvelle école ? demanda Anne, la plus grande, en pointant du doigt les deux ailes récemment accolées à la mairie. La rentrée est proche. Ils en ont de la chance, les gamins qui vont l'étrenner.
– C'est une belle bâtisse, mais l'école, c'est pas pour nous, répondit Catherine. D'ailleurs, nous sommes trop vieilles pour y faire la rentrée dans trois semaines. Ni mon père ni ma mère n'y sont allés. Ils disent que ça ne sert à rien de savoir lire et écrire, surtout pour une fille. De toute façon, je sais compter, ça me suffit pour savoir combien je monte de mailles pour mon tricot, combien j'ai de sous dans ma bourse et pour vérifier la monnaie que me rendra le vendeur quand je lui achèterai du fil à broder ou une coiffe neuve.
– Moi, ça m'aurait bien plu, et j'aurais peut-être pu devenir institutrice. Mes frères sont capables de lire des histoires merveilleuses, ils me font drôlement envie ! François, le plus grand, m'a montré comment écrire mon nom, même sans modèle. Il a dit que comme ça, j'aurais pas l'air bête quand l'officier de l'état civil me demandera de signer mon acte de mariage. Il m'a aussi appris des rudiments de français. C'est amusant d'échanger quelques phrases sans que nos parents nous comprennent, même s'ils se fâchent jusqu'à parfois nous donner une taloche.
– À l'école, tu serais obligée de parler uniquement en français, au risque d'être sévèrement punie par l'enseignant. À quoi bon être instruit, si c'est en échange de souffrances inutiles ? On dit que les maîtres sont méchants, que ce sont des "rouges" et pas de bons chrétiens.
Non convaincue par les arguments de son amie, Anne haussa les épaules, et plongea dans une rêverie peuplée de chiffres et de lettres.
 
Non loin de là, Yves-Marie Le Lay, un rouquin trapu âgé de vingt ans, était installé à côté d'une marchande d'allumettes et de savons, proposant sur le marché quelques œufs produits par les poules de sa mère. Son regard se porta sur les deux demoiselles. Il trouva la plus petite bien jolie, calcula : "l'an prochain, je pars à l'armée, quand je serai libéré, elle sera encore plus avenante et en âge de se marier. Elle semble bien sage contrairement à la donzelle aux allures délurées lui servant de copine. M'est d'avis qu'elle fera une épouse parfaite et docile, et comme moi non plus je ne suis pas très grand, nous serons bien assortis. Je ferai ma demande sitôt mon retour, avant qu'un autre gars me coupe l'herbe sous le pied."
 
***
 
L'après-midi, les deux amies allèrent jusqu'au bout du ban communal, au pied des monts d'Arrée. Elles pataugèrent dans les tourbières, là où les linaigrettes légères ondulent au vent. En chemin, elles ramassèrent des noisettes par poignées, les entassèrent dans leurs tabliers noués de façon à en récolter le plus possible. Elles y ajoutèrent quelques pommes précoces maraudées çà et là et des figues sucrées trouvées le long des sentiers herbeux. Barbouillées de jus de mûres et griffées par les ronces, elles firent un arrêt au lavoir de la fontaine Christ, désert en cette fin de journée. Elles s'y débarbouillèrent le visage bleui par les fruits et nettoyèrent les écorchures de leurs bras et leurs mains endoloris.
Soudain, Catherine se mit à pleurer :
– Y a du sang qui coule entre mes jambes et j'ai taché mon jupon. Maman va me gronder !
– Quelle godiche ! se moqua Anne. Tu as tout simplement tes règles et cela se reproduira tous les mois. Ça veut dire que tu quittes l'enfance et que tu vas pouvoir faire des tas de mômes à un mari égoïste rêvant d'une progéniture nombreuse. Ta mère t'expliquera comment te protéger pour ne pas souiller tes vêtements.
Devant l'air nigaud de Catherine, elle éclaboussa son amie.
– Maintenant que tu es toute mouillée, tu ne te feras pas corriger pour rien !
Vexée, la fillette poussa Anne qui glissa dans le lavoir où elle tomba en arrière en faisant un grand plouf. Aussi trempée l'une que l'autre, les deux gamines éclatèrent de rire.
– Au moins, nos mères auront une bonne raison de nous punir, car il est trop tard pour avoir le temps de sécher. Ma coiffe est toute ramollie, on dirait une lavette à vaisselle, soupira Anne, réalisant seulement l'étendue des dégâts.
 
Trois garnements qui avaient assisté à la scène cocasse surgirent de derrière les buissons où ils étaient cachés.
– Ouh ! les pissouzes ! ça va barder, ce soir, chez les Bellec et les Salaün. Ouh ! s'écrièrent-ils en s'enfuyant comme une envolée de moineaux.
– D'où qu'ils sortent, ceux-là ? Ils n'ont rien de mieux à faire que d'épier les filles ?
– M'est d'avis qu'ils nous suivent depuis un moment, répondit Catherine. Ça va causer, dans le bourg, et nous allons être la risée de tout Plougonven. N'empêche, qu'est-ce que j'ai mal au ventre !
– Fallait pas te goinfrer de mûres, se moqua Anne. En outre, tu n'aurais pas eu besoin de te laver, et on n'en serait pas là, trempées comme des quignons de pain dans la soupe.
Frigorifiée par un petit noroît qui venait de se lever et accumulait les nuages dans le ciel, chacune regagna sa famille où, bien sûr, une mémorable bastonnade leur fut administrée. Cependant, Marie-Vincente consola sa fille quand celle-ci lui expliqua avoir voulu se laver du sang de ses premières menstrues.
 
  (Catherine et les Bretons, 1er  chapitre)