vendredi 24 septembre 2010

Croix de Groix

"Qui voit Groix voit sa croix !"

Avril 1969.
Un vingtaine d'étudiants nancéiens testent leurs marteaux de géologues tout neufs sur les granites du sud de la Bretagne.
Premier stage, premières (més)aventures, premières prises de tête ! Dormir dans une auberge de jeunesse crasseuse à Lorient ou dans un bus sur un parking de Rennes laisse de bons souvenirs et soude les liens ; enfin, si cela est bien encore nécessaire : les géologues sont solidaires et bons vivants !
Le hasard du tirage au sort nous octroie un secteur sur l'île de Groix… de quoi rêver sauf quand au dernier moment, on apprend que l'auberge de jeunesse de l'île est définitivement fermée et que pour le camping, ce n'est pas encore la saison ! Nous embarquons quand même une tente car nous sommes des sans-le-sou et on ne sait jamais.
Seuls passagers sur la banquette d'une coursive au ras de l'eau, engoncés dans nos K-way, nous essuyons quelques embruns, tout en savourant l'impression de partir à l'aventure vers une terre inconnue, une île de Robinson. Le navire courrier "Île de Groix", joli rafiot à coque noire et cabine blanche, accoste sur l'ile noire (comme son glaucophane) et rouge (comme ses grenats et ses sables) après une traversée de moins d'une heure, gentiment houleuse.
Heureusement le tourisme, encore embryonnaire, nous permet de trouver une location "de vacances" dont nous négocions âprement le tarif. Michel, Evelyne et moi échouons à Locmaria, les vosgiens Pierre et Odile ont le privilège de rester au bourg. Quant à Annie et son binôme, elles se retrouvent isolées à Kervédan pour un secteur aux falaises parfaitement inadaptées à leur vertige maladif !
Je rôde mes godillot bien graissés mais au cuir encore raide sur un magnifique littoral aux schistes luisants. Quant à mon vertige acquis quelques jours plus tôt sur la côte près du Pouldu, il ne sera ni révélé, ni mis à l'épreuve : nous avons eu la chance de tomber sur la partie la plus basse de l'île, celle où "les Chats" sont des écueils fatals aux navigateurs imprudents. Beaucoup en ont fait les frais. "Qui voit Groix voit sa croix" ! Il y a encore quelques tôles du cargo grec Sanaga, un des derniers naufragés du XXème siècle, qui finissent de rouiller sur les rochers de Porh Morvil. Tout ça pour dire que j'ai réalisé bien plus tard avoir attrapé un incontrôlable vertige lors d'un parcours préparatoire au stage, comme on attrape une fièvre récurrente, genre palu. C'est la faute à nos lorrains-assistants et professeurs qui ont occulté le fait que la marée soit une variable ! Il faut pourtant passer, tandis qu'en bas, les vagues se fracassent sur les rochers ! Nous sommes une poignée de retardataires, les trouillards et ceux qui ne les abandonnent pas, "courant" tant bien que mal après le groupe que nous rejoignons péniblement une fois les explications terminées : il ne faut pas perdre le temps de nous attendre la mer continuant sa montée !
Le stage nous retient une dizaine de jours sur l'île. Notre propriétaire, une petite madame Bihan (ce qui est un pléonasme, car bihan veut dire petit !) a l'allure typiquement bretonne ; elle porte encore la modeste coiffe groisillo-lorientaise sur son chignon serré. Celle qu'elle porte le dimanche, juste agrémentée d'un peu de dentelle, est à peine moins humble : sur les îles, on ne fait pas de chichi ! Elle nous propose gracieusement une seconde chambre en mansarde : c'est qu'il y a un garçon ! Il fait beau mais il fait frisquet ! À notre départ, madame Bihan nous facture une bouteille de gaz ! Comment sait-elle que pour nous réchauffer, nous faisons fonctionner le four, porte ouverte…? Je brave le froid grâce au gros pull de laine encore plein de l'odeur de mon futur et au gros duvet de plumes d'oies du Périgord également confectionné par bientôt belle-maman pour son fils. Le tout jeune barrage de port Melin alimente le château d'eau à peine mis en service, nouvel amer blanc planté au centre de l'île, à deux pas des ruines du vieux moulin à vent.
Pour nous, l'eau, c'est celle du puits que Michel puise chaque matin avec dextérité à l'aide d'un simple seau attaché au bout d'une corde. Il met en pratique les conseils de Thomas Bihan, vieux bonhomme un peu bourru, sec et voûté. Chaque fois que nous le croisons, il ne manque pas de vanter son puits, unique objet de ses conversations : "le puits, c'est moi qui l'ai creusé", "son eau, elle est bonne" et surtout "vous pouvez la boire" !
Le stage s'avère difficile ! Nous avons un secteur particulièrement ardu : la tectonique des plaques, qui parviendra à expliquer les mystères de Groix une dizaine d'années plus tard, n'est alors qu'à l'état d'hypothèse et nous ne maitrisons pas encore les lois du métamorphisme de haute pression. Nous sommes assez perplexes, parfois découragés et réalisons notre prospection quelque peu en touristes ! L'assistant chargé de vérifier le moral des troupes à mi-séjour ne sera d'ailleurs pas très content de nous trouver tardivement encore à l'approvisionnement le jour de sa visite impromptue. Mécontentement qu'il ne laissera qu'à demi paraitre ; les assistants de géologie sont aussi solidaires et bons vivants !
Nous ne nous en sortons néanmoins pas si mal, exploitons au mieux les échantillons rapportés dans nos bagages sérieusement alourdis. On ne nous demande pas la lune et nous sommes néophytes. Être pionniers (que la science a oubliés avec ingratitude !), cela aide à faire passer quelques approximations. Et si aujourd'hui, les secrets du méli-mélo de la croûte terrestre et de la croûte océanique sont élucidés, nous n'en sommes peut-être pas vraiment responsables ! Au final, nous gardons de Groix un souvenir inoubliable et merveilleux. L'amitié y est aussi pour beaucoup.

Charmée par l'île, je la fais découvrir l'été suivant au propriétaire du pull et du sac de couchage devenu entre temps mon conjoint. Le temps d'une journée particulièrement chaude et à la lumière blanche dont quelques diapositives dorment aujourd'hui dans un carton. Nous en faisons une description si élogieuse à la famille que Jean, mon beau-frère qui cherchait sans succès une maison pour les vacances de sa petite famille en Normandie, y acquière pour quelques francs une maison de pêcheur au lieu-dit Kerlo Bihan (qui se traduit donc par Kerlo le petit) : une poignée de maisons blotties les unes contre les autres, au bout d'une impasse. Hissé sur la pointe des pieds, on peut même voir la mer depuis la mansarde ! Nous sommes en 1975. Jean va y sacrifier toute une belle série de longues vacances pour en faire un gîte convenable, capable d'accueillir une famille nombreuse et des amis non moins nombreux ! Nous y passons quelques merveilleuses vacances, nos enfants bénéficiant de l'admiration et de la disponibilité de leurs cousins plus âgés, ainsi que de la patience de leur grand-mère ; et nous, par conséquent, un peu de liberté.
De l'été 2001, je conserve le dernier souvenir de Jean ainsi que sa dernière photo. Un bel été aussi pourtant, mais après lequel Groix, sans Jean, ne sera plus pareil !

2010. Une invitation de L. (la maison est occupée en discontinu cet été) ne nous fait pas hésiter une seconde. C'est ainsi que début juillet nous accostons sur la jetée de Port Tudy après une calme traversée d'à peine trois quarts d'heure sur un vilain gros bateau blanc au nom de Saint Tudy. Personne pour nous accueillir sur la jetée comme c'était autrefois la coutume. Les fournées gargantuesques de galettes et de crêpes que Jean ne manquait sous aucun prétexte de confectionner en l'honneur de chaque nouvel arrivant, sont remplacées par celles de la meilleure crêperie du bourg. Nous voici donc sur Groix, comme si nous l'avions quittée hier. Ses rochers seront cette fois la proie de mon appareil photo. L'utilisation du marteau y étant maintenant prohibée, le mien coule les jours paisibles d'une retraite méritée au milieu des autres outils. Quant aux minéraux, échantillons ou autres galets, ils sont dispersés ça et là dans la maison et dans le jardin… et j'espère bien qu'ils y seront une énigme insoluble aux géologues d'une éventuelle future ère "quinternaire" !
Cet été, mon reflex et mon compact aiment les ébats de mes petits-enfants sur la plage, les voiliers dans le port, les goélands criards, les fleurs dans la lande. Je fais une moisson d'hortensias, traque les fenêtres, les enseignes, les jolies maisons, vêtues ou non d'une robe blanche et d'accessoires "bleu-Ouessant" très à la mode ! Mode à laquelle Locmaria n'a pas échappé. Le village a abandonné le gris de ses façades. Il est devenu particulièrement coquet et bien joli, peut-être un peu trop astiqué et trop méridional, mais charmant ! Dans la rue Breiz Izel (traduire par rue Basse-Bretagne) sinueuse et étroite, la maison de Thomas Bihan a conservé son aspect d'autrefois.


Je m'y arrête avec un pincement au cœur, imaginant Michel sur la photo que je ne manque pas de prendre : Michel mal réveillé puisant l'eau du puits ! Les souvenirs m'envahissent et je dois avoir l'air bête, à contempler cette maison plutôt banale au fond de sa cour bétonnée ! Mais il me faut bien admettre que depuis bientôt 36 ans Michel est revenu sur sa terre natale, au cimetière de Dombasle… Ce n'est pas la vie qui n'a pas voulu de lui, mais lui qui n'a plus voulu de la vie, quittée en terre africaine où ses amis trop lointains ne pouvaient rien faire pour l'empêcher de commettre l'irréparable. Du sourire de mon vieil ami et de sa barbichette clairsemée, il ne me reste que les quelques photos en couleurs prises le jour du baptême de L. sa fillotte, mon premier enfant, mais surtout, celles en noir et blanc, que j'avais prises pendant le stage breton en avril 1969.
Flonflons du 14 juillet, quelques moules sur le port, une dernière journée dans les falaises à contempler inlassablement les vagues. Puis on range les accessoires de plage et de barbecue dans la remise … qualifiée de hangar ou de garage qui a émergé au milieu du pré depuis notre précédent séjour. Jean en avait calculé le volume nécessaire… mesurant scrupuleusement chaque objet encombrant le "grenier", jusqu'au bateau qui n'a pas quitté, cet été 2001, la compagnie des hortensias. Jean a effectué comme une nécessité, chaque jour durant, cette tâche inutile avec une précision obsessionnelle destinée à lui faire oublier ses souffrances. Il savait très bien alors qu'il ne reviendrait plus jamais sur Groix !
16 juillet. Le même navire obèse qu'à l'aller nous ramène à Lorient. La traversée est calme et fraîche. L'ile s'estompe bien vite à l'horizon laissant avec quelques regrets une dernière image de ses Grands Sables blancs. Aucun marsouin ne vient jouer dans le sillage du bateau. Dans la rade de Lorient, aucun cargo au port de commerce où les grues de déchargement attendent, inutiles sur les quais, la venue d'un éventuel navire russe ou grec au nom illisible. Il est vain d'essayer de voir un sous-marin sortir de Kéroman, dont l'immense masse de béton a été évacuée au profit de Brest et Toulon. Un minuscule voilier, un petit chalutier s'écartent devant notre bateau. A quai, les soutes du Saint Tudy dégueulent leur maigre flux de véhicules et de passagers, rapide chassé-croisé avec les quelques véhicules qui attendent l'embarquement, corbillard en tête ! Nous mettons pied à terre contents malgré tout de regagner la Lorraine mais avec cette incertitude : "quand reverrai-je Groix ?", et ce regret : "qui sera du séjour ?", car la famille a proliféré et essaimé. Il est donc vain d'espérer qu'un jour les cousins y seront à nouveau tous réunis.

(Photos : avril 1969 - juillet 2010)