jeudi 4 juillet 2019

Sous le tilleul

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, comme ta fourrure soyeuse est douce ! Tu es là, si calme sur mes genoux. Je voudrais faire durer cet instant paisible, à peine troublé par la brise légère qui traverse le jardin et fait onduler les longs poils de ta queue touffue.
Pourquoi ce maudit voisin ressent-il le besoin de troubler notre quiétude avec le rugissement de son moteur diesel ? Quel goujat !

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, mes doigts frôlent tes oreilles qui n'ont jamais pu entendre le moindre chant d'oiseau, le destin t'ayant fait naître sourde, comme beaucoup de tes semblables à la blancheur immaculée.
En face, sur le trottoir, le type monte dans son engin, démarre sur les chapeaux de roues, empestant l'atmosphère. Le crissement des roues sur les graviers renforce ma colère.

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, tes grands yeux bleus pailletés d'or ont perdu leur éclat.
J'ai toujours détesté cet individu. Il se croit tout permis : musique à fond, tondeuse ou tronçonneuse vrombissantes à l'heure du thé, ou de l'apéro, avant un barbecue entre amis, à l'ombre sous la tonnelle embaumant la glycine.

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, ce matin, tu n'as pas entendu venir derrière toi le gros 4X4.
Cet imbécile n'a pas ralenti quand tu as traversé la rue.

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, ce sang coulant de ta mâchoire entrouverte souille la virginité de ta crinière, tel le petit coquelicot de la chanson de Mouloudji.
Mes larmes, d’abord amères de chagrin, ont maintenant l’acidité des effluves de la vengeance. Mon amie, ma compagne, ma bouillotte des soirs d'hiver, tu ne viendras plus te blottir contre moi, sous ma couette, tu ne ronronneras plus lorsque mes mains rôdeuses caresseront la chair si tendre de ton ventre.
Tu n’étais qu’une minuscule boule de poils pelotonnée dans le creux d’une couverture quand mon regretté compagnon, Bruno, m’a tendu ton panier d’osier. Bruno me manque cruellement depuis l'accident. Ta présence adoucissait ma tristesse. Parfois même, j’avais la sensation que son âme t’avait investie et que, quand je te parlais, ce qui m'arrivait souvent, c'était à lui que je m'adressais. En te perdant, c'est aussi lui que je perds pour la seconde fois.

Ô, Geisha, ma jolie chatte blanche, il va falloir trouver le courage de creuser un trou au pied du tilleul, celui sur lequel tu te perchais, lors des chaudes après-midis d’été, en quête de fraîcheur. Tu reposeras en paix, et tant pis si les moqueurs me trouvent folle de venir méditer sous sa ramure, à tes côtés. Peu m'importe si mes amis, ceux-là mêmes qui ne comprennent pas qu'on puisse s'adresser à son animal de compagnie comme à un être humain, ricanent dans mon dos. Bruno détestait ce voisin à la Jeep terreuse. En te vengeant, c'est lui aussi que je vengerai.
Mon idée est peut-être stupide, mais je suis sûre que tu l'approuverais ! Je vais glisser dans l'habitacle de son engin, dont il laisse souvent la fenêtre entrouverte, quelques rats agressifs. Je dois pouvoir en piéger facilement parmi ceux, bien gras, qui se nourrissent de nos excréments dans les bassins du lagunage. J'espère qu'ils vont le mordre, et lui faire perdre la maîtrise de sa machine.
Qu'en penses-tu, Geisha, ma jolie chatte blanche, raide et froide sur mes genoux, insensible aux mouvements de ma main qui va et vient dans ta toison ?

D'abord te mettre en terre, sous des lys blancs qui fleuriront à chaque anniversaire de ton trépas. Qu'en penses-tu, ma douce, ma belle Geisha ?