jeudi 8 janvier 2015

L'absent

Myriam soupira d'aise. Les jumeaux étaient enfin couchés. Ils avaient été particulièrement éreintants, tournant autour des adultes auxquels ils n'obéissaient pas, ou se chamaillant pour un oui ou pour un non. Grand-papa avait eu bien de la patience en les faisant participer à l'installation du sapin pendant que Grand-maman s'activait à la cuisine pour préparer avec Tantine la bûche que l'on dégusterait le lendemain midi. Nonon Étienne était parvenu à les endormir en leur racontant quelques histoires de lutins et de traineaux dans la neige. Ils n'avaient que trois ans mais savaient bien que le lendemain, ils trouveraient au pied du sapin "tous les beaux joujoux qu'ils avaient commandés", comme l'avait chanté Grand-papa, imitant Tino Rossi en roulant les "R", tout en accrochant étoiles et guirlandes aux branches. Grand-papa ne les avait même pas grondés et il avait ramassé sans sourciller les morceaux de boules que les garnements avaient cassées.
Après le diner, les adultes avaient attendu minuit en écoutant un oratorio de Bach, et passé le temps tranquillement tout en grignotant les treize desserts, tradition à laquelle Tantine tenait en souvenir de sa Provence natale. Myriam savourait cet instant paisible tout en tricotant, pendant que ses parents, son frère et sa belle-sœur s'affairaient en silence dans un scrabble captivant. Elle les interpellait de temps à autre :
- Maman, à quelle heure penses-tu qu'il faut mettre la dinde au four demain ?
- Papa, tu n'oublieras pas d'ouvrir la bouteille de Médoc à l'avance ?
- Frérot, tu me réveilles avant les enfants, je veux les voir arriver devant le sapin. C'est qu'ils risquent de débarquer au salon de bonne heure, les chenapans !
Il ne manquait que Jérémy…
C'est au moment de se coucher qu'elle perdit les eaux et ressentit les premières douleurs !
Sa mère l'aida à rassembler rapidement quelques effets et, surtout, de quoi habiller le nouveau-né. Le petit n'était attendu qu'en janvier et elle n'avait bien entendu pas jugé utile de préparer sa valise si tôt. C'est Étienne qui la conduisit à la maternité.
L'accouchement fut rapide et les étoiles scintillaient encore dans la nuit quand le petit poussa son premier cri.
- Voilà un bien joli Jésus ! C'est un beau cadeau de Noël que vous faites à votre époux. Comment allez-vous l'appeler ?
- Jérémy, comme son papa…
Myriam éclata alors en sanglots, incapable d'avouer à la sage-femme que Jérémy junior ne verrait jamais son papa tombé dans une embuscade lors d'une patrouille, loin, là-bas, dans une montagne aride. La jeep avait explosé sur un mauvais chemin, au printemps, et aucun des quatre occupants n'avait survécu. Jérémy aurait dû rentrer en France pour le Nouvel an ! Il n'avait même pas su qu'elle était enceinte et ignoré qu'il avait semé en elle le cadeau de Noël qu'inconsciemment il lui avait fait juste avant de partir en mission, à l'autre bout du monde.
La sage-femme la réconforta doucement en pensant que Myriam avait un baby-blues bien précoce.