mercredi 9 décembre 2009

Le denier du rêve (4/4)

À Toul, 10 ans plus tard, par un beau soir étoilé belle nuit étoilée de Saint-Jean, on pouvait voir dans le clair de lune, trois silhouettes assises sous un grand aulne au bord de l'Ingressin. Non loin, à la cathédrale, une cloche égrena lentement douze coups, suivie de peu par celle de saint Gengoult.

Le plus petit des trois personnages était un dénommé Léon Martin, le fils ainé d'un honorable drapier de la ville. Il tenait dans ses mains celles de la Jeannette. C'est que celle-ci était devenue une bien belle demoiselle... Un grand gaillard très maigre était assis en face d'eux sur une grosse pierre. Dans le contre-jour de la pleine lune, ses grandes oreilles décollées ressemblaient à des ailes !
- Je te l'avais bien dit, la Jeannette, que tu deviendrais une "dame" ! Alors, demain on fête à Toul les épousailles de Jeannette et de Léon ! Cela me réjouit le cœur. Mais raconte comment cela est devenu possible.
- Ha, c'est une bien longue et triste histoire ! Le jour de votre passage au village, j'ai cru que ma dernière heure avait sonné ! Quand je suis arrivée devant l'église, tous les villageois en colère y étaient massés et proféreraient des menaces à mon encontre. Ils voulaient aussi votre peau, disant que vous étiez un suppôt de Satan et que vous m'aviez déshonorée. Heureusement, le gros Collignon m'a protégée et j'ai pu m'échapper avec ma mère qui rentrait tout juste de La Rochotte. J'ai été sauvée par l'arrivée des archers du Duc à vos trousses, et l'orage qui a éclaté sur l'heure a été pris pour une intervention divine. La pièce, je ne sais ce qu'elle est devenue ! Je l'avais donnée au père. Elle ne lui a pas porté chance ! Le jour même, sa barque a chaviré dans la rivière en crue. On n'a pas même retrouvé son corps. Mère en est morte de chagrin. L'Évêque Pierre, lui aussi, est mort peu de temps après. Il m'avait fait entrer à Toul au service du Sieur Martin chez qui j'ai d'abord travaillé aux cuisines. Il m'a bien vite prise sous sa protection et m'a employée comme dame de compagnie pour sa fille. La pauvre Isabelle qui avait tout juste mon âge était déjà bien malade et nous sommes devenues amies. Elle m'a appris à déchiffrer les lettres dans son beau livre de prières, et moi, je lui parlais de la vie dans mon village. Je lui en ai conté toutes les légendes !
- Maintenant, je sais lire !
- Isabelle avait un frère, Léon. Dans l'obscurité, personne ne put voir le rouge monter à ses joues.
- Et demain je serai dame Martin !
- Mes deux petits frères ont dû se débrouiller seuls. Je leur donnais de temps à autre un peu de l'argent que je gagnais. Aujourd'hui, ils cultivent les terres, aux dessus du village et ils élèvent quelques moutons sur le Chanot. Ils vivent encore dans la petite maison sous les roches, craignant encore chaque année les crues de la rivière. Mais… vous, La Leuquoise ?
Le bonhomme fit un grand geste, comme pour dire "qu'importe".
- Bah, j'avais peu de chances de m'en sortir. J'étais recherché d'un côté par les hommes du Duc et de l'autre par l'Évêque à qui j'avais été calomnieusement dénoncé comme traitre. J'ai été jeté dans les cachots du Duc, à la Craffe, après y avoir été questionné sans ménagements. Je n'ai pas parlé : un ange ne trahit pas ! Dix ans dans une geôle obscure aux parois moisies et me voici de retour chez moi ! Demain je serai caché à Saint-Gengoult jusqu'au moment où l'hostie sera consacrée mais quand les cloches carillonneront joyeusement votre union, je m'en serai retourné au royaume des anges.


Pendant ce temps, au village, deux jeunes garçons munis d'une lampe à huile, culotte retroussée, les pieds dans l'eau froide de la source Saint-Nicolas, soulevaient les pierres pour y dénicher des écrevisses.
- Dis, Colin, tu te souviens de ce qui s'est passé au village le jour où le père s'est noyé ? Moi, j'étais trop petit. Mais le matin, quand il est sorti en trombe de la maison, je me suis levé et j'ai trouvé une petite pièce au pied de sa paillasse. Je l'ai cachée dans ma ceinture et je suis allé la planter dans le champ au dessus du village. Je croyais qu'elle allait pousser et que nous deviendrions riches ! J'y suis allé voir chaque année, mais rien, bien sûr ! Je ne sais même plus exactement l'endroit où je l'ai mise.
- Quel idiot tu fais, croire que les pièces poussent ! Mais dépêche-toi : sinon on n'aura jamais assez d'écrevisses pour le banquet de demain !


Ce que Jacques n'aurait pu imaginer, c'est qu'en 2009, un promeneur curieux retrouverait dans les terres fraichement labourées au-dessus du village le petit denier que Colin y avait semé.

oOo


Le denier du rêve (3/4)

Un jour pâle s'était levé. Jeannette rebroussa chemin, pressa le pas, contournant la place d’où s’élevait un murmure inhabituel… Elle sentit bien que ce tohu-bohu la concernait. Elle se cacha derrière un tas de bois qui encombrait l'usoir.
- …et il a enlevé la petite Jeannette !
Collignon criait et gesticulait au milieu dune foule tout aussi agitée.
- Le Collignon est bien simplet mais pas menteur, pensa le curé qui, alerté par le bruit, s'était joint à ses ouailles.
- T'as vu un homme en noir toi ?
- Comme je vous vois ! J'allais pour sonner l'angélus… et… et j'ai tout vu !
- Ta Jeannette avec un homme ! Ta Jeannette ! Tu te rends compte ? Un grand homme tout en noir… dit une matrone au père qui arrivait en courant, ameuté par les cris des villageois.
À peine rassurée pas l'arrivée du Didier Grandidier, Jeannette sortit furtivement de sa cachette et se réfugia dans le dos de Collignon.
- C'est donc vrai ma Jeannette ? Tu as vu un homme en noir ? demanda Louison, la mère, qui rentrait tout juste de La Rochotte, son service terminé.
Tremblante de peur, Jeannette expliqua timidement que l'inconnu lui avait offert une pièce du Duc qu'elle avait dû donner à son père et que l'homme s'était dirigé vers Toul par un chemin qu'elle lui avait indiqué…
Le petit groupe continuait de s'ébrouer sur place quand soudain on entendit le martellement du galop d’une troupe à cheval, dévalant la grand-rue, et le cliquetis des armes s'entrechoquant.
Un gamin morveux accourut, pieds-nus, et s’époumona :
- Les gens d’armes ! Les gens d’armes !
On se regarda, inquiets : angoisse de la soldatesque ! Trois archers déboulèrent et arrêtèrent avec peine leurs montures à la hauteur du petit groupe. Le gamin s’était blotti dans les jupes de sa mère.
- Holà ! Manants ! Quelqu’un d’entre vous est-il le mayeur du bourg ?
Regroupés et intimidés, tous nièrent de la tête, l'air un peu benêt…
- Allez me chercher le mayeur ! s’écria sèchement celui qui paraissait être l’officier. Il y a affaire d’état !
- Voilà, voilà… y’a pas le feu à la Moselle ! leur lança un homme ventru sortant de la plus grosse masure de la place, accourant vers eux en remontant ses chausses.
- Dieu, les archers du Duc ! …
- T’es le mayeur ?
- Qu'est ce qu'il se passe ?... tu as mandat de qui ?
- Écoute bien et ne m’interromps pas. Par ordonnance du bailli de Nancy, moi, Ferry de Bainville, sergent au service du Duc Charles, je te fais connaître qu’un cri public a été lancé pour mettre la main sur le dénommé "La Leuquoise". C’est un grand maigre avec de grandes oreilles, toujours vêtu de noir. C'est un traître et un dénonciateur ! On l'a vu plusieurs fois franchir le gué. Je promets 3 deniers de bon or à qui donnera tout renseignement sur l’individu et le lieu où on peut le trouver. Qu’on se le dise !…
- Je t’entends bien, sergent, mais tu sais que tu es ici en terre épiscopale ! La justice du Duc n'a pas loi par ici !
- Sacrebleu, rétorqua haineusement le sergent, tu crois m’impressionner ! En tous cas, manants, sachez que notre bon Duc ne fait pas de différence en cas de lèse-majesté… les 3 deniers sont au premier qui aidera à mettre la main sur le dénommé "La Leuquoise". Tu peux rentrer chez toi, mayeur, je ferai mon rapport sur ton impertinence…
Sur ce, il lança son cheval dans la direction de Toul en pointant du doigt le mayeur demeuré droit, les deux mains sur les hanches, en signe de défi.…
- Hé vous autres ! Ne restez pas là ! Vous avez entendu... trois deniers or ! Et il accompagna ses paroles en brandissant trois doigts vers les villageois pétrifiés.
Soudain, comme un avertissement céleste, une pluie torrentielle se mit à tomber dans un violent grondement de tonnerre. Le groupe effrayé se dispersa en courant, chacun se faufilant dans les venelles pour se réfugier dans sa chaumière.
Et puis, après tout, n'avait-on point retrouvé la Jeannette !

oOo

Le denier du rêve (2/4)

Toute à ses pensées et occupée aux tâches domestiques, c'est à peine si elle entendit le père rentrer de sa longue journée de pêche. Il était de fort mauvaise humeur comme l'indiquait sa brusquerie inhabituelle.
- Quelle inconscience ! Un individu à l'allure diabolique voulait traverser la rivière ! Elle est si forte ce soir que j'ai refusé, mais il insistait, le bougre ! Déjà que je n'ai pas pêché dans les courants si dangereux ces temps-ci. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas sorti le moindre poisson des mortes où j'ai lancé mon filet. Qu'est-ce qui peut bien pousser ce grand diable noir à passer la Moselle à cette heure ? J'aimerais bien le savoir !
Jeannette, désireuse de disculper La Leuquoise, lui conta sa rencontre…
- Comment as-tu pu faire confiance à cet inconnu ?
- Mais… c'est que… il avait l'air si gentil et… et il ma parlé si doucement ! Il avait l'air d'un ange ! Il m'a même donné une petite pièce du duché, disant qu'elle me porterait bonheur !
- Donne-moi cette pièce, ma Jeannotte !
Calmé et incrédule, il haussa le épaules.
- Un ange…
Jeannette, dépitée, se résigna à donner la piécette au père. C'est le cœur gros qu'elle se remit à la tâche. Mais au fond d'elle-même, elle restait convaincue que le mystérieux La Leuquoise ne pouvait être qu'une créature divine !

Le soir venu, le père s'était endormi dans le vieux lit dont il n'avait pas même pris la peine de tirer le rideau, la piécette calée au creux de sa grosse main calleuse. Tandis qu'il ronflait bruyamment, Jeannette achevait de s'activer à la souillarde. Elle savait que la mère ne rentrerait pas encore ce soir. Ses petits frères dormaient d'un profond sommeil sur une paillasse, calée dans un coin de la pièce contre la roche humide.
Sa tâche terminée, elle souffla la bougie vacillante et s'installa sur la petite chaise à côté de la porte. Elle écoutait la pluie qui s'était remise à tomber, ruisselant sur le toit de l'appentis et dégoulinant sur le sol détrempé. Elle n'avait pas sommeil et rêvait à la ville, enviant le sort de Ninon qui y travaillait. Elle s'était enfin assoupie dans un sommeil agité, entremêlé de rêves.
Un bruit de pas sourds dans la boue l'éveilla autant que le froid du petit matin qui commençait à poindre. Quelqu'un gratta à la porte.
- C'est moi… La Leuquoise. Ouvre, petite !
Jeannette, apeurée, se calla sans bouger derrière la porte.
- Ouvre, je sais que tu es là…
- Que me voulez-vous ?
- Si tu me guides pour aller à Toul, je ferai de toi une damoiselle. Il ne faut pas qu'on me voie. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.
La voix était douce et rassurante. Jeannette qui avait perdu la pièce porte-bonheur hésita, mais se dit qu'elle ne devait pas laisser passer cette seconde chance. Elle mit sur ses épaules son lourd mantel à capuche et ferma doucement la porte derrière elle pour ne réveiller personne dans la masure endormie.
La pluie avait cessé de tomber et une brume légère montait dans la vallée encore engourdie. Du côté de Nancy, le ciel commençait à pâlir par dessus les collines.
- Mais qui donc êtes-vous ?
- Je suis au service de Monseigneur Pierre, notre bon Évêque. À Nancy, on me croit homme du Duc Charles. J'écoute, dans les tavernes, à l'affut des complots qui se trament. Je dois être à la ville avant ce soir, de crainte d'être démasqué. Je sais qu'à Toul, je pourrai franchir la rivière.
Elle lui prit doucement la main.
- Je connais un raccourci mais le chemin est mauvais. Il va falloir être prudents !
Les dernières étoiles s’éteignaient une à une dans le bleu de l’aube naissante quand, arrivé devant l'église, l’homme en noir quitta la main de la fillette.
- Attends-moi là sans bouger. Je reviens…
- Où allez-vous ?
- Chut, un ange a aussi besoin de faire ses prières…
Un coq s’égosilla là-bas dans le village, comme en répons au grincement de la grosse porte cloutée du saint lieu.
Accroupi derrière une tombe du petit cimetière paroissial, Collignon n’avait rien raté de la scène. Le Gros Collignon, qui était un peu sacristain, un peu sonneur de cloches, traînait dès mâtines dans le coin de l’église. Le curé l'avait pris sous son aile et lui donnait sa soupe et son vin quotidiens contre de petits services ici et là.
Il se demandait ce qui pouvait bien se tramer à cette heure entre la Jeannette, cadette du Didier Grandidier et cette mystérieuse silhouette noire.
Une ombre furtive prit à nouveau la fillette par la main…. Déjà de gros nuages se profilaient sur l’horizon, préparant de nouvelles averses pour la journée. Un timide angélus dont les notes ondulaient par-dessus les toits se mit en branle au clocher tandis que deux silhouettes se déplaçaient d’un pas pressé.
- C’est par là, tout droit... Juste après le grand saule, le sentier s’enfonce dans le bois. Le chemin mène à Toul…

Le denier de rêve (1/4)


C'était une grise fin d'après-midi d'automne. Le village s'étirait sur la rive froide de la Moselle, à quelques tours de roue de charrette de Nancy. La Jeannette transportait un lourd seau d'eau claire qu'elle était allée remplir à la source Saint-Nicolas. Depuis que Ninon son aînée avait quitté le village, c'était à la frêle enfant qu'incombait cette rude tâche.
Louison, sa mère, besognait au prieuré de la Rochotte, dans la belle bâtisse neuve fièrement campée à l'écart du village, au pied de la colline. L'Évêque Pierre de Châtelet venait régulièrement y chercher la fraîcheur en été. La pluie des jours passés avait fait monter dangereusement les eaux de la rivière dont les violents courants charriaient des arbres morts. On craignait les inondations et la fillette envisageait déjà l'inévitable arrivée de l'eau dans la petite maison troglodytique située dans le bas du village. Tandis que son père jetait ses filets dans les eaux poissonneuses de la Moselle, Jeannette devait s'occuper du Colinot et du Jacquot, ses deux petits frères. La vie était rude et le temps des jeux insouciants était révolu.

Jeannette sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main qui lui parut énorme venait de saisir l'anse et l'avait soulevé vigoureusement. En levant la tête, elle découvrit une forme noire, marchant à ses côtés. L'homme était arrivé par derrière. Elle ne l'avait pas entendu venir et c'est sans dire un mot qu'il avait empoigné l'anse du seau qu'elle portait avec peine. Il était très grand et vêtu tout en noir. Ce qui frappait le plus dans son apparence, c'était ses grandes oreilles décollées. Son regard très doux pouvait sembler être de la niaiserie. Il s'adressa à Jeannette avec une voix paternelle, à la fois douce et ferme.
- Dis-moi, petite, tu n'a pas peur, seule, sur ces mauvais chemins ? Sais-tu que parfois les archers de Nancy franchissent le gué pour commettre quelques actes répréhensibles sur les gens de l'évêché, même quand Monseigneur est tout près d'ici, dans sa résidence d'été ?
- Je ne suis pas peureuse et je sais me défendre. Mais… qui êtes-vous ? Je ne vous ai jamais vu au hameau !
- On m'appelle La Leuquoise, pour se moquer de ma voix frêle.
Il éclata d'un grand rire clair !
- Mais si on te demande quoi que ce soit, tu diras que tu as vu un ange ! Conduis-moi jusqu'à ta maison !
Silencieuse, elle précéda l'inconnu. Après l'église, le chemin était parsemé de flaques boueuses et creusé d'ornières profondes. C'était par là que passaient les attelages qui franchissaient le gué de Briffovau pour aller à Nancy. La petite maison du pêcheur était adossée à la falaise, à la sortie du village. Colinot et Jacquot jouaient devant la porte, lançant des cailloux en direction d'une grosse poule rousse qui piaillait en courant, éclaboussant les gamins d'une terre noire et grasse, ce qui les faisait bien rire.
- Peux-tu me dire où je peux trouver un passeur pour traverser la rivière ? Elle est si haute que le gué est impraticable. Je dois être ce soir à Nancy…
- Allez voir par là, un peu plus bas. Vous demanderez le Didier… Didier Grandidier. C'est mon père. Il vous passera sur sa barque, si c'est encore possible !
- Merci, petite !
Il sortit de sa maigre bourse de cuir râpé une toute petite pièce de bronze, marquée "Carolus" et la tendit à la fillette.
- Tiens, prends cette piécette en remerciement. Elle ne te servira pas dans l'Évêché, car c'est un denier du Duc Charles. Mais si tu la conserves soigneusement sur toi, elle te portera bonheur. Surtout, prends bien garde à toi !
Sur ces mots, le grand homme en noir s'éloigna, disparaissant bientôt dans la brume humide en direction de la rivière, vers l'endroit indiqué par Jeannette.
Jeannette resta un moment immobile, les yeux fixés sur la pièce qu'elle tenait religieusement dans le creux de sa main, s'interrogeant sur ce qu'elle pourrait en faire. Un denier du Duc Charles ! Consciente qu'il lui permettrait à peine d'acheter quelque ruban futile au passage du prochain colporteur, elle décida qu'il était préférable de le conserver. L'homme en noir ne lui avait-il pas dit qu'il lui porterait bonheur ?

lundi 8 juin 2009

Lettre d'un prisonnier en Allemagne


"Ückeritz le 1 juin 1943. Ainsi que tu me l'as bien souvent demandé, je commence ce soir une longue lettre que j'arriverai ainsi que je l'espère à t'envoyer dans un colis."

C'est ainsi que commence la longue lettre de Roger, prisonnier en Allemagne, à sa jeune épouse restée à Paris.
Il avait réussi à la dissimuler dans la double paroi d'une caisse. La lettre qu'il joignait conseillait d'utiliser le bois pour se chauffer. C'est ainsi que Maman découvrit quelques temps après, un peu par hasard, les dix pages écrites au crayon d'une petite écriture fine et serrée que son Roger lui avait écrite avec passion.

"J'espère que tu seras heureuse en recevant cet espèce de journal de ma vie de prisonnier, tu auras sans doute beaucoup de mal à me lire car j'écris affreusement mal et de plus au crayon."

Maman en avait dactylographié, avec pudeur, quelques extraits.
Soixante six ans plus tard, je découvre l'original, une lettre jaunie par les ans, et j'en déchiffre soigneusement la fine écriture familière de Papa. Ces pages sont émouvantes.
Certains passages très intimes !

"Comme je te l'ai dit, ta photo la plus belle se trouve dans un beau cadre à la tête de mon lit, ainsi chaque soir mes yeux avant de se fermer se reposent sur toi. Le matin mon premier regard est pour toi. Ce n'est que toi seule, ma chérie qui apporte par ton tendre souvenir une compensation à ma vie d'exilé dans l'oubli et sans joie."

Mais d'autres appartiennent à l'Histoire…


Pour Roger, tout a basculé dans le château à Barst, en Moselle.

"J'ai été fait prisonnier le 14 juin 40 à 7 heures du soir. Nous nous trouvions depuis plusieurs semaines en toute première ligne, nous étions bombardés journellement et le baptême du feu eut lieu le lendemain de la Pentecôte. Nous eûmes ce jour là notre premier tué, je ne t'en parlais jamais dans mes lettres pour ne pas t'effrayer car tu avais assez de soucis causés par la situation désastreuse de notre pauvre pays. Nous fûmes attaqués le matin du 14 à 6 heures du matin. Cela commença par un violent tir d'artillerie et à la faveur du brouillard matinal (artificiel probablement), l'ennemi s'infiltra de partout. Notre front étant très étendu pour une compagnie comme la notre qui formait avant-poste. Lorsque le brouillard se dissipa vers les 8 heures nous nous aperçûmes que l'ennemi s'était infiltré, attaquait nos petits ouvrages par derrière, obligation donc de combattre à l'arrière des emplacements de tir. Mes communications téléphoniques étaient toutes coupées je fis usage de la radio mais on ne me répondait qu'au début, ensuite plus rien. Obligation de faire usage d'agents de liaison qui risquaient mille fois leur vie sous le feu d'enfer. Les hommes font tout leur possible pour se défendre efficacement mais hélas nous avions de si pauvres moyens en face de ce que l'ennemi mettait en œuvre contre nous. Notre artillerie ne répondait pour ainsi dire plus, je continuais d'envoyer par radio des appels désespérés, hélas sans réponse (et pour cause, mes correspondants étant ou prisonniers ou déjà partis). A 11 heures le calme se fit, nous espérons l'impossible, une contre-attaque de l'aviation, que sais-je ? Puis plus tard, cela reprit, les canons que nous crûmes être les nôtres un moment, recommencèrent à tirer absolument sans arrêt, sans pause. Des blessés arrivaient chez nous au PC. Ensuite les avions allemands et italiens firent leur apparition, ils bombardent en piqué, lançant de lourdes bombes dans un fracas de moteur au paroxysme. Le sol de notre PC qui était pavé de grosses dalles, dansait comme le pont d'un navire en pleine mer. Quand nous vîmes plus tard que tout était perdu, que tout était sans espoir, nous voulûmes tenter une sortie afin de rejoindre l'arrière. Mais les Allemands étaient entrés dans la maison (notre PC était dans la cave), ils tiraient sur ceux qui tentaient de sortir, de la fenêtre du premier étage, et jetaient des grenades sur notre sortie, l'une d'elle éclata à moins de 2m de moi. Mais elles faisaient heureusement beaucoup de bruit et de fumée mais peu de dégâts. Vers 7 heures du soir, nous mîmes des drapeaux blancs aux issues puisque tout était perdu et nous craignions qu'ils n'emploient les lance-flammes contre lesquels nous ne pourrions rien étant donné la disparition des soupiraux de la cave. J'avais fait poster à chacun d'eux un homme ainsi prêt à tirer à la première alerte Tout cela ne servit à rien, nous étions anéantis, démoralisés. Les Allemands arrivèrent dans la maison, nous les entendions marcher au-dessus de nos têtes. Les Alsaciens leur signifièrent en Allemand que nous nous rendions. Ils firent sortir le capitaine en tête et nous ensuite les bras en l'air. J'avais eu le temps de me préparer une musette avec le linge et les objets indispensables. Le village que nous occupions n'était plus qu'un amas de ruines. Tout était haché et mitraillé, notre maison avait dans ses murs des trous béants, il n'en n'était pas besoin de chercher la porte pour sortir. Les Allemands nous entourèrent alors, prêts à tirer sur nous, mais sans brutalité. Et ce fut le chemin de la captivité, de l'exil. Je restai ensuite peu de temps en France, nous passâmes à Merlebach, Forbach, primes le train à Sarrebruck le 19 et nous arrivâmes à Ludwigsburg le 20 à 3h du matin. Ensuite le stalag avec inscription, photo, etc."

Puis Roger va être balloté de kommando en kommando, terme qui désigne les missions de travail données aux prisonniers français pour remplacer les allemands sous l'uniforme !

"Le 1er octobre 1941 je partis avec mes camarades chez Salamander, la fabrique de chaussures (...) c'était un assez bon kommando, le travail facile, (je poussais des chariots de chaussures à longueur de journée). Des journées de travail courtes, semaine anglaise. Nous avions du théâtre, cinéma, etc., bien couchés, bon lit (2 draps). Enfin, nous étions à l'abri des intempéries et l'hiver ne me sembla pas trop dur.
(…)

Je fis la connaissance de Paulette(…). Elle eut le très grand mérite d'aider de nombreux camarades à s'évader, elle m'aida donc aussi.
J'y pensais depuis longtemps, mais la surveillance était très serrée. Nous ne pouvions guère passer plus d'une demi-heure sans qu'on s'aperçoive de notre absence, or l'essentiel était de mettre au moins deux heures d'écart entre la garde et soi pour avoir le temps de s'éloigner sans risque d'être repéré. Nous décidâmes avec Michel de partir avant le réveil, à 5 heures, ainsi on ne s'apercevrait de notre absence qu'à 7 heures au moment du départ pour le travail. Nous réussîmes après mille péripéties pathétiques à sortir par la fenêtre de la rue ouverte à l'aide d'une fausse clef. Tout alla bien, nous rejoignîmes dans la nuit Stuttgart, éloigné d'une douzaine de kilomètres. Il nous survint une aventure dont nous nous tirâmes avec bonheur. Le train ne partait que le soir à 20h 30, nous avions donc une journée entière dans la ville. Nous marchâmes sans arrêt ou presque du matin au soir. Nous réussîmes à aller au café, boire un peu. Le soir nous allâmes à la gare prendre le train, mais là était un service de garde impressionnant qui filtrait tous les voyageurs, les fouillant, les interrogeant... Nous n'y passâmes pas, nous primes notre train par un autre quai, plus facile à pénétrer. Nous voulions aller à Strasbourg où nous avions une combinaison pour passer. Hélas, à Karlsruhe, la police visita le train, fouillant tout, demandant tous les papiers. Je fus pris derrière la porte de WC où je m'étais réfugié en désespoir de cause. De là, la police, prison pendant plusieurs jours. Il s'en fallu que de quelques heures pour que nous réussissons à nous évader à nouveau. De là, Baden-Baden, Offenburg, ensuite à nouveau Ludwigsburg. Quelles pérégrinations ma chérie, que de souffrances et de misères et pour couronner tout cela, direction Rawa Ruska. Nous fîmes en train à bestiaux un voyage infernal de 8 jours, véritable prison roulante. Entassés dans les wagons à 50, impossible de nous allonger, crevant de soif le jour, de froid la nuit, presque sans manger. Ce voyage fut un véritable supplice. Enfin nous arrivâmes là-bas à plus de 2000 km de la France, dans ce pays sinistré qui se nomme Rawa Ruska. Les débuts furent très durs, camp non organisé, tout à faire, mal logés, nourriture insuffisante (…). Nous revînmes en Allemagne le 24 octobre 1942 à Neu-Brandeburg d'où le 18 novembre je partis pour Uckeritz près de Demmim où je suis encore à l'heure actuelle.
(…)

Depuis 6 mois que je suis dans ce kommando, je n'ai pas encore eu la moindre distraction, rien pour faire chasser nos tristes pensées. À 8 dans cette grande ferme où tout est hostile et inhospitalier, où seul le dur travail est la loi, constamment surveillé, ce n'est plus une vie. Voici plus de 5 fois que je demande ma relève, car d'après la Convention de Genève, les sous-officiers ne sont pas astreints au travail Mais vainement j'attends une réponse. Tu sais bien qu'ici, les signatures… En guise de nourriture, chaque jour pommes de terre. Comme pain, 2 kg par semaine. Heureusement, un seul avantage, un camarade reste ici et fait la cuisine alors, on s'arrange et avec les colis, cela va très bien et je n'ai pas faim. C'est malheureux à dire, mais ce sont nos familles qui déjà n'ont qu'à peine le nécessaire qui doivent nous entretenir et nous nourrir. Et avec cela par jour 10 heures de travail très dur. Un seul petit avantage, le soir nous ne sommes qu'enfermés à 9 heures et le dimanche nous sommes ouverts,
Nous pouvons ainsi faire une petite promenade dans les bois environnants. Je vais souvent ramasser des fleurs, j'en fais des bouquets pour fleurir nos pièces où nous vivons. Mais le pays est tellement triste, un petit hameau de 10 maisons et la ferme au milieu d'une immense et morne plaine. Voici le cadre de ma vie. C'est ici depuis trois ans mon plus mauvais kommando.
(…)

A présent, nous ne sommes que des matricules, des espèces de morts-vivants auxquels les plus élémentaires bonheurs sont refusés. Ma chérie, crois-moi, la perte de la liberté, la vie sur terre étrangère est une chose atroce, inhumaine. C'est un véritable martyre que nous vivons depuis trois longues années et ce n'est pas encore terminé."

Et ce jugement assez désolant sur ses camarades de captivité :

"(…) comme toi, j'ai découvert toutes ces tares dans une humanité différente de celle que tu côtoies chaque jour. Tu sais, la misère et les privations abaissent l'individu et l'avilissent, chacun agit de son côté, pour soi-même, de là, l'égoïsme qui empoisonne la vie collective. Quant à moi nous sommes obligés de vivre en collectivité, en contact permanent avec des camarades forcés, nous souffrons plus profondément encore de ces tristes sentiments. Crois bien que" l'esprit prisonnier" comme l'appellent pompeusement les journaux, il n'existe pas. Il n'y a qu'un esprit de débrouillardise qui fait que beaucoup n'hésiteront pas à sacrifier leurs camarades pour en tirer un profit personnel. Quand je pourrai te raconter plus tard ce qu'était la vie de camp, tu en seras effrayée. Parfois, j'en ai honte d'être Français en voyant ce que j'ai vu. Alors qu'on aurait dû se serrer les coudes, faire montre de cohésion, d'homogénéité, on a vécu en collectivité, exactement comme si chacun y serait seul. L'esprit individualiste français s'est révélé dans toute son horreur. Un groupement de Français ne forme pas une collectivité sociale mais seulement une réunion d'individualités, et tu peux en analyser les résultats, ce n'est pas beau. Ce dont j'ai peut-être le plus souffert en captivité, c'est de cette vie en commun, en contact permanent avec des individus avec qui l'on n'a aucune affinité, avec qui dans la vie normale, je voudrais avoir aucun contact. Et pourtant, il faut supporter cela."

dimanche 26 avril 2009

Avril

Le maïs est au semoir
le blé en herbe
le colza en fleurs…

mardi 7 avril 2009

La véritable légende de Saint Nicolas

(Pourquoi le boucher aurait-il été un méchant homme ?)


Il y a bien longtemps, au troisième ou quatrième siècle, vivait en notre bonne terre lorraine une famille d'éleveurs. Deux moutons, une vache, c'était peu pour faire vivre la famille, et le père, plus porté sur la piquette du coteau que sur le lait de sa vache, ne s'épuisait point à la tâche.
Un jour, alors qu'il cuvait sa vinasse en se tordant sous les crampes de son estomac, il fut plus excédé que d'habitude par les cris de ses trois filles qui se chamaillaient comme de coutume !

- Allez donc, leur hurla-t-il, chercher quelques épis dans les champs moissonnés à côté d'la forêt. Au moins vous serez utiles à quelque chose.

Réjouies par la perspective d'une belle équipée estivale, les niardes s'esbaudirent dans la campagne, cueillant fleurettes et se bâfrant de mûres et de framboises sauvages mais oubliant de glaner aux champs. L'heure tardive les surprit de l'autre côté de la colline. La plus petite se mit à trépigner, la seconde à pleurer, quand la plus grande aperçut une lueur dans un village inconnu.
Frappèrent à la porte où apparut un gros boucher rougeaud et jovial.

- Boucher, boucher, voudrais-tu bien nous loger ?
- Entrez, entrez dit le boucher, j'ai de la place assurément !

Tandis que les donzelles se réchauffaient avec une bonne soupe au chou agrémentée d'un morceau de lard comme elles n'en n'avaient jamais mangé, elles se confièrent :

- Boucher, boucher, père boit plus qu'il ne faut, mère nous frappe de son gourdin : pourrais-tu bien nous loger ?

- Dans mon saloir, il y a de la place assurément. La pièce est grande. A votre faim serez nourries mais vous n'en sortirez… Votre père ne vous trouvera point ici.

Sept ans plus tard, Saint Nicolas, égaré en Lorraine sur le retour vers Myre, s'en vint frapper chez le boucher.

- Boucher, boucher, pourrais-tu bien me loger ?
- Entrez, entrez, dit le boucher, y'a de la place assurément.

Le boucher ouvrit la porte du grand saloir afin de quérir un morceau de choix pour son hôte. Saint Nicolas s'étonna du ronflement qui en sortait et reluqua, curieux, dans la pièce. Il y découvrit trois jeunes filles bien dodues et grassouillettes qui dormaient béatement dans un grand baquet de bois entre saucisses et jambons. Elles s'éveillèrent aussitôt s'étirant toutes trois comme des chattes alanguies.
La première dit : "j'ai bien dormi !" La seconde "et moi aussi !". "Je me croyais encore au paradis", dit la plus jeunette.

- Je suis le grand Saint Nicolas, sur chemin de l'Asie mineure.
- Grand Saint Nicolas, s'exclama le trio ! Pouvons-nous vous suivre vers les terres lointaines, et échapper ainsi aux cris de notre père et aux bastons de notre mère ?
- Venez, venez, à l'Orient, il y a de la place assurément !

C'est pour cette raison que Saint Nicolas est aussi patron des jeunes filles et des voyageurs !

jeudi 19 mars 2009

Hommage

Roger P. - 3 mars 1943.
Sanguine réalisée à partir d'un cliché du studio Carlet qu'elle avait fait faire exprès pour lui, en 1942.

Elle s'appelait "Yvonne"… espiègle fille unique qui, devant l'herboristerie maternelle, assimilait la bouche d'égout à sa tirelire. Elle n'eut pas la vie très rose quand sa maman se sépara de la boutique pour s'occuper d'autres enfants qui avaient, eux, la chance de posséder des parents assez fortunés pour s'offrir une aide sage-femme à domicile ! Quand Maman Françoise s'occupait des bébés des autres, la petite Yvonne pleurait en secret dans son pensionnat.

On l'appelait "Vonnette", plus apte à faire rire ses copines du cours complémentaire qu'à étudier, plus encline à écouter Tino à la radio qu'à faire des gammes. Papa avait dit : "pas deux instruments de musique à la maison !". Entre le gros appareil TSF à lampes dernier cri et le vieux piano rébarbatif, le choix fut vite fait, au grand regret de Françoise qui aurait aimé que sa fille devienne une "dame" comme celles dont elle s'occupait des nourrissons. Les cours Pigier en firent une secrétaire sténodactylo dans un ministère, en ville.

On l'appela "Sa Vonnette", quand elle rencontra le beau Roger. Prête à le suivre en enfer ! Ce qu'elle fit en allant le rejoindre en Allemagne où, après quelques mois en camp de représailles, il était passé de la ligne Maginot à la ligne haricot vert puis à la ligne fil de fer. Ils ne se sont plus séparés.

Elle devint "Madame P", ballottée çà et là au hasard des mutations de monsieur. Ce fut au tour de leurs enfants d'être pensionnaires.

Elle était "Mamy" quand la mort lui enleva son Roger. Perdit alors tout désir de vivre, souhaita le rejoindre bientôt. Rêvait au temps passé dont elle entretenait le souvenir avec de vieilles photos, de vieilles lettres, pleurant sur le passé.

Je l'appelais "Man-man", à la parisienne.

Elle aurait 90 ans aujourd'hui même, mais ce jeudi 19 mars, je ne lui enverrai pas les chocolats qu'elle aurait dévorés avec gourmandise. Je ne lui écrirai pas comme chaque année que mes crocus sont fleuris dans mon jardin, qu'on fête aujourd'hui même les noces des petits oiseaux, que le vilain hiver s'en est allé et que le gentil printemps est enfin de retour.

Yvonne : Paris 12ème, 19 mars 1919 - Metz, 5 novembre 2008

jeudi 5 mars 2009

Une photo, vieille photo…

Marianne s'assoit devant la table où elle vient de poser une boîte à chaussures, un emballage de biscuits en carton ondulé défraîchi, un antique carton à dessin et une grosse boite en bois.

Par quoi commencer ?

Elle sait bien que ces vieilles photos, héritage de quatre ou cinq générations, pratiquement depuis les origines de la photo, ne seront pas muettes. Elle ne les a pas encore triées depuis leur acquisition, après le décès de sa vieille maman. L'accumulation de génération en génération en a fait un melting pot géant.

Elle ouvre doucement la boîte à chaussures. Pose distraitement le couvercle à côté, d'une main tranquille. Égrène comme un chapelet, petit paquet par petit paquet, des photos, en couleur pour beaucoup d'entre elles, pas très anciennes mais aux teintes délavées. Bleutées, violettes, jaunâtres. C'est fou ce que l'on peut prendre les enfants en photos !
Elle y reconnaît des neveux, des cousins, toute la famille à une communion, à un baptême, sur une plage, au pied d'un sapin de Noël…. Instants précieux figés à jamais mais qui ne lui semblent pas si éloignés, sa mémoire en ayant conservé les mêmes clichés, tout aussi décolorés, édulcorés et pourtant si frais.
Dans des pochettes en plastique fripé, des petites photos carrées parfois récupérées de pièces d'identité, montrent la même personne à des âges différents. Grand-père et Grand-mère dans une pochette double, saisissant raccourci de leurs longues vies. Des photos d'elle dont elle ne se souvient même plus des circonstances dans quelles elles ont été prises. Des vacances… Une plage à Trégastel. Il y a du vent. Grand-père est coiffé de son inséparable casquette, qui cet été là, fut une casquette de toile bleue. Grand-mère affiche un fier sourire sous la coiffe locale revêtue spécialement pour être immortalisée. Des bateaux, des rochers... Maman tricote, sa soeur fait un château de sable. Quels drôles de maillots de bain tricotés on portait alors ! Les mêmes pour les fillettes et pour les garçons ! Cette année là, on roulait en 4CV, celle-ci en Dauphine, toit et coffre surchargés du matériel de camping nécessaire à 4 personnes : le strict minimum. Vacances à la montagne, pendant que Maman est en cure, papa promène les filles sur les petits chemins environnants. Quelques paysages de montagne.
Quelques coins de Meuse quand on emmenait Grand-père sur les champs de bataille. Devant la Porte des Allemands, une froide journée d'hiver, avec l'autre grand-mère. Plongeant les mains dans une fontaine de la place de la Carrière, à côté de sa sœur, même robe courte en vichy, mêmes socquettes blanches. Premiers souvenirs de Metz et de Nancy.
De rares photos de classe comme celle-ci, ridicule, où elle est seule avec sa sœur, en blouse écossaise volantée, devant une carte de géographie, qui ne réveille aucun souvenir, ne montre aucun camarade !
Des inconnus. Des groupes où elle ne reconnaît que ses parents, lors de voyages de retraités, de repas d'anciens combattants.
Finalement tous ces clichés émouvants sont malgré tout sans surprise. Elle tente un vague classement chronologique, facilité pas les informations écrites au dos d'une petite écriture fine et penchée qu'elle reconnaît comme étant celle de son père : Buzy, février1956 ; Buzy inondé, 1957 ; Allevard, juillet 1958 ; Verdun, Lycée Margueritte, septembre 1960 ; Amanvillers, fiançailles de D. et C., 1966 ; Montigny, jardin botanique, 1980…
Puis elle les remet soigneusement dans leur boite. Les doubles sont mis de côtés pour les enfants, si ça les intéresse ! Il faudrait faire un album ! Voilà une occupation pour le prochain hiver.

Échange la boite à chaussures contre la boite en bois dont elle reconnaît la facture grand-paternelle, rustique et solide, à charnière ingénieuse !
Ici, pas de photos en couleur. Toutes sortes de formats. Beaucoup de petites photos glacées à entourage blanc et bords crantés. Dans un désordre organisé. Certains clichés sont groupés dans de vieilles enveloppes beiges de récupération dont le timbre, écusson d'une province, Semeuse, Cérès, permet de dater l'archivage. Dans celle-ci des soldats, entre 1936 et 1940, photos non datées. Au sein des groupes, Marianne reconnaît son père en ce grand jeune homme si maigre sous son calot ! Sur d'autres, elle trouve le même, adolescent filiforme, en randonnée alpine chez ses cousins du Beaufortin. Il est à côté de gens qu'elle ne connaît pas. Quoi que… en regardant attentivement, cette petite dame pourrait être la Tante Marthe dont elle conserve un souvenir assez tendre. D'ailleurs, c'est bien elle, sur cette autre photo, à côté de sa belle-sœur. Une très vieille photos d'inconnus devant leur café à Colombes, quand les savoyards ont quitté leurs montagnes.
Dans cette autre enveloppe, les soeurs Le Lay, copies conformes les unes des autres. Marianne reconnaît bien sa grand-mère à laquelle elle ressemble tant dans cette jeune dame en tenue d'infirmière tenant un nourrisson ou un autre dans ses bras. Ses bébés, comme elle les appelait ! L'oncle Louis, en fauteuil roulant (et quel fauteuil !) poussé par sa marraine de guerre qu'il vient juste d'épouser, après avoir perdu sa jambe quelque part sur les plateaux de Meuse, du côté des Éparges. Quelques rares photos de sa mère enfant ou adolescente. Des femmes devant la maison de meulière en banlieue, où elle naîtra quelques années plus tard. Catherine, ratatinée comme une vieille pomme, chaussée de sabots, est assise sur les marches entre deux de ses petits-fils à l'air filou de titis parisiens ! La chienne Cora, affublée de la casquette du grand-père, faisant "la belle" ! Dico, un autre chien !
Un tout petit album fait maison, cousu avec une cordelette verte, contient les photos de ses parents. Leurs randonnées à vélo ou à moto. Leurs fiançailles : que de fleurs ! Puis leur mariage… que de fleurs encore ! Les femmes ont l'air si tristes sur celle-ci prise en 1942 pour le mari-fils-gendre prisonnier en Poméranie. Les marches de la maison de banlieue ont permis d'immortaliser bien des réunions de famille... Comme elle est émouvante, cette autre, prise au retour des prisonniers. Dans le jardin, l'autre grand-mère au port bien droit tient dans ses bras sa petite-fille déjà orpheline. La sœur de Marianne apparaît bientôt, puis Marianne. Le nid d'amour des parents s'est transformé en pouponnière. Quelques photos en ont immortalisé le souvenir.
Dans le fond de la boite, reposent les clichés de studio de photographes d'une incomparable netteté, soigneusement protégés par un cellophane parfois défraîchi ou déchiré. Ce gamin maigre en premier communiant, au brassard brodé, c'est le père de Marianne. Des mariages où elle reconnaît seulement quelques personnes, souvent sans mention de date ni de lieu. Un beau soldat le jour de ses noces, le 13 mars 1917, c'est le grand-père de Marianne et sa belle infirmière. Sur celle-là, elle situe très bien sa mère dans l'adolescente aux joues rondes et son grand-père grâce à sa petite moustache ! La grand-mère au doux sourire n'est pas loin. De l'une des plus vieilles et énigmatiques photos de mariages a été extrait un bel agrandissement de Catherine, robe noire et coiffe "tongdu". Si elle a 17 ou 18 ans tout au plus, le cliché un peu pâle doit dater de 1885 ou 1886 !
L'oncle fleuriste de Marianne le jour de son mariage. Ses cousins, cheveux longs ondulés, en barboteuse brodée. Le baptême du plus jeune en 1954, "précipité" l'année de ses 4 ans parce que le parrain qui n'est autre que le père de Marianne est muté en "Province", tout là-bas en Lorraine ! Les enfants souriants sur le capot de l'antique NN Renault qui les conduira vers cet inconnu.
Difficile de classer ces photos ! Finalement, Marianne les replace pratiquement comme elle les a trouvées et referme la boîte comme un précieux sarcophage.

La vieille pendule d'argent égrène quelques sons clairs : Marianne se dit qu'elle a encore quelques heures disponibles pour remonter un peu le temps !

Elle replace les deux boîtes dans l'armoire vitrée dont la porte grince depuis toujours, personne dans la famille n'ayant jamais souhaité supprimer cette musique familière. Elle remet une bûche dans la cheminée où le feu s'éteint tristement, activant les flammes avec le buffon. Puis revient à la table et, sans s'asseoir, saisit le carton à dessin défraîchi dont elle défait les deux seuls cordons noirs restants, les autres, tant de fois noués et dénoués, ayant cédé aux années. Son père y avait remplacé dessins et aquarelles par ses agrandissements photos. Une passion avait chassé l'autre. Enfin, ce qu'il reste des photos de son père, car les petits-enfants se sont partagé les plus belles et les plus grandes.
Paris nocturne, les escaliers de Montmartre, le Moulin Rouge, un café célèbre, des scènes de la foire du Trône, ses enfants déjeunant sous les ombrages d'une terrasse, une composition humoristique, un reflet dans une flaque d'eau… De grands formats dont les essais ont été développés par son père dans les cuves du laboratoire improvisé dans le cagibi de l'appartement familial. Tous avaient été exposés, certains primés. Ils portent encore au dos le cachet de l'exposition. Dans le carton, les vieux feuillets dactylographiés du programme du photo-club dont il faisait partie. Son nom est mentionné dans les lauréats et Marianne ne peut s'empêcher d'en éprouver quelque fierté !
Le vieux carton à dessin est délicatement refermé et replacé soigneusement dans l'armoire à la porte chantante.

Les sonneries de la pendule se font nombreuses. Marianne n'a plus qu'un carton à explorer : je vais faire vite songe t'elle, un peu lasse !

Décroise les 4 pans du dessus. Examine rapidement le contenu.
- Hum, ça risque de ne pas être si vite fait !
Dans une grosse enveloppe kraft, la suite des photos de son père, les petits formats et quelques essais, sur d'étroites bandes de papiers de "dureté" différente, avec des temps d'exposition variés. En mat, en brillant…
- Tout ça, je conserve, se dit elle. Les replaçant dans l'enveloppe.
Soigneusement emballé dans un vieux journal, un daguerréotype. L'image est sombre, le cadre mal recollé avec un papier toilé noir. Aucune identification des personnages n'est possible. Marianne range soigneusement l'objet précieux dans son emballage de fortune, se promettant de l'offrir à son fils dont elle sait que le penchant pour la photo le lui fera apprécier à sa juste valeur. Ainsi, les personnages resteront dans la famille dont ils font peut-être partie.
Dans une enveloppe blanche sont rangées trois photos de petit format. C'est Anne Amélie, la fameuse tante de Versailles, Lorraine de naissance, qui éleva la grand-mère de Marianne. Son nom est inscrit au cayon sur l'enveloppe. Sur l'une, on la voit très âgée. Comme elle est née en1848 et que la voiture de la photo semble dater d'entre les deux guerres, elle doit largement dépasser les 80 ans. Elle est vêtue d'une robe sombre qu'on croirait faite dans un vieux dessus de lit, d'un manteau noir orné de passementeries et pompons semblables à des double rideaux. Col de fourrure et petit chapeau noir ! Une autre photo d'elle entre deux âges dans son jardin, une troisième, sépia, la présente "en pied", robe à grands motifs, manches gigot et faux-cul… élégant petit chignon sur le dessus de la tête. Elle est jeune, belle, noble.
- À conserver !
Marianne remet les trois clichés dans l'enveloppe quelle pose sur le daguerréotype. Puis elle sort du carton un énorme album complètement désarticulé, à la couverture de velours rouge passé et effiloché, ornée de motifs en argent ou en étain ! Sur les épaisses pages cartonnées, toute une galerie de portraits. Il y a quatre photos par page, glissées entre deux feuillets, apparaissant par des fenêtres ornées d'arabesques, toutes identiques. Ce sont de vieilles femmes austères, de jeunes élégantes, des soldats, des hommes à moustache généreuse ou barbichette napoléonienne. Tous des inconnus. À l'intérieur, elle trouve une feuille volante avec des noms dont elle reconnaît quelques uns pour les avoir croisés dans la généalogie familiale. Ces gens seraient donc de la branche savoyarde !
- À conserver !
Et dans le fond du carton, tout un tas de clichés d'inconnus, en couple, parfois avec des enfants en robe blanche, en groupes à l'occasion d'un mariage. Elle les passe en revue rapidement, mais ne reconnaît personne. Aucun nom, aucun lieu. Beaucoup sont des gens très chics et élégants.
- Que faire de cela ! Je ne vais quand même pas les mettre à la poubelle, ni à la déchèterie avec les journaux et les publicités !

La pendule, sonne d'un unique battement éraillé. Il se fait tard. Dans la cheminée, le feu se meurt.

- Voila qui est terminé, se dit Marianne en déchirant ces derniers clichés et les jetant dans la cheminée, où le feu s'éveille brièvement, enveloppant les photos qui se tordent tristement, avant de se transformer en un mille-feuille noir qui finira par se consumer tout seul.
Et c'est alors, seulement, que Marianne réalise qu'elle a probablement brûlé les photos des familles juives dont sa grand-mère s'était occupée des jeunes accouchées et de leurs nourrissons. Familles décimées par la déportation, ayant toutes été englouties par quelque crématoire sordide, du côté de Dachau ou de Buchenwald.
- Je les ai jetés au feu, une seconde fois, se dit-elle avec remords ! Mais existe-t-il un cimetière pour les photos d'inconnus ?

Marianne ferme le carton dans lequel elle a ragé les dernières photos. Le replace dans l'armoire dont la porte chante : "Elie, Elie, la ma sabachtani… Dieu, Dieu pourquoi m'as tu abandonné ?"

dimanche 1 mars 2009

Soldat !

Heureux, mon fils, parmi les premiers à ne pas avoir fait ce service militaire qui, disait-on autrefois, faisait de nos garçons des hommes !



Ton arrière grand-père qui s'engagea à 17 ans n'aurait pas compris. Être réformé était alors un déshonneur ! Jamais il ne s'est plaint des souffrances subies entre 1914 et 1918, lui qui fut gazé sur le front Vosgien ! Y perdit l'odorat mais sauva sa peau.




Ton grand-père, incorporé en septembre 1936 a fait un long service militaire de 3 ans. Après six semaines de classes à Forbach, il intègre une caserne à Morhange, en Moselle. Cette affectation lui permet de mettre ses pieds dans la terre lorraine de ses ancêtres, hélas oubliée, et de renouer quelques liens avec un cousinage resté à Vic sur Seille. Il ne pensait pas être soldat si longtemps mais après trois années sous les drapeaux suivies d'un bref retour à la vie civile, il fut rappelé pour un mois, suite à "Munich", en 1938.

Un second rappel en mars1939 le fera soldat plus longtemps qu'il n'aurait pu l'imaginer. Et la photo prise devant la gare de l'Est en 1940 prouve qu'il pressentait un avenir difficile.
Il ne sera définitivement démobilisé que le 10 août 1945 après le sacrifice de presque 9 ans de sa jeunesse.
Entre temps, le 14 juin 1940, il est fait prisonnier à Barst en Moselle où, dans les caves d'une maison de maître, il tenait une radio dans une position indéfendable. Malgré quelques "Kommandos" tout juste supportables en Allemagne, l'attrait de la liberté l'incite à tenter une irréaliste évasion mais l'échec de l'opération le conduit en Poméranie, à Rawa-Ruska, dans un camp de représailles… Puis ce furent d'autres durs kommandos, d'autres statuts. C'est ainsi qu'en "prisonnier libre" (sic), il passe les derniers mois de captivité en compagnie de sa jeune épouse qui était allée le rejoindre. Ils en reviennent à 2 et demi, leur premier enfant ayant été conçu là-bas.

Maman récemment décédée, je viens de récupérer quelques photos de cette époque, mais surtout un manuscrit légendaire. Papa avait écrit en juin 1943 une longue lettre à Maman : 10 pages d'une écriture très fine et serrée, au crayon, sur un papier jauni par les ans. Presque illisible. Ces feuillets avaient été dissimulés dans la double paroi d'un colis qu'il avait expédié en France. Seul indice dans l'officielle lettre jointe : "utilise le bois de la caisse pour faire du feu !"
La lettre ne fut pas trouvée de suite.

On en parla longtemps, je la découvre seulement.
Plusieurs jours m'ont été nécessaires pour déchiffrer l'essentiel des pattes de mouches maladroites de Papa. Je m'imaginais y découvrir les détails sur la vie d'un prisonnier, sa vision de la guerre, de l'Allemagne, des copains, des Allemands. J'y découvre une pathétique lettre d'amour ! Avec le sentiment mitigé de m'immiscer dans l'intimité de deux êtres que l'Histoire avait trop vite propulsés dans la tourmente au lendemain de leur mariage, et de découvrir une réaction à la captivité à laquelle je ne m'attendais pas. Avec une idée fixe : l'omniprésent espoir de rejoindre bientôt celle qui seule à ses yeux de prisonnier représentait une raison de vivre.


On peut espérer que cette guerre sera la dernière et que malgré une autre génération qui sacrifia encore trop de vies, en Indochine puis en Algérie, il n'y aura plus jamais ni prisonniers, ni morts au combat.
Les femmes ne sont pas faites pour donner la vie à des soldats, à de la chair à canon ! La jeunesse n'est pas faite pour défendre quelques kilomètres de frontière, ou une liberté que des généraux ou des dirigeants n'ont pas su préserver !


Heureux, mon fils, si tu ne connais jamais que la vie civile.

lundi 23 février 2009

"Artisanat de tranchées"

Dimanche 22 février 2009 : Exposition au Musée Lorrain à Nancy...

Actuellement, une petite exposition temporaire présente dans des vitrines du second étage du Palais ducal, quelques objets réalisés par les poilus durant la guerre de 1914-1918. Artisanat dit "de tranchée", mais en réalité, ces objets ont été fabriqués à l'arrière pendant le repos car au front, il n'est pas question d'interrompre une vigilance vitale.

On peut y voir des cannes de tranchées, réalisées pour ne pas glisser dans la boue. Elles sont généralement sculptées de serpents et de têtes d'animaux. Il y a surtout des douilles, en majorité d'obus de 75, transformées artistiquement en vases, sculptées, découpées, torsadées… D'autres objets plus élaborés sont fabriqués avec les bagues décollées des obus, avec les têtes, avec des balles de fusil. Ce sont des crucifix, des boites, des coquetiers, des cadres, des coupe-papier, des bracelets… Il y a aussi des os peints ou sculptés, des éclats d'obus soudés…
C'est avec une certaine tendresse que j'imagine ces hommes ornant soigneusement des morceaux de bois, de cuivre ou d'aluminium, appliqués à transformer en œuvre d'art des objets de mort récoltés çà et là sur les champs de bataille. Fussent-ils français ou allemands !
Une vidéo présente la rêverie émue d'une jeune femme lors d'une vente aux enchères d'objets fabriqués par son aïeul.



Le Milou, mon grand-père n'était pas à proprement parlé un poilu. Ordonnance d'un gradé pour cause de pieds plats, ses fonctions de popotte et d'astique-pompes lui épargnèrent le front. En effet, ce handicap qui ne l'avait jamais perturbé le moins du monde, lui sauva la vie en lui fermant l'accès à l'infanterie. Il serait mort à coup sûr dès les premiers combats comme en témoigne l'hécatombe qui décima son groupe de copains auprès desquels il avait souhaité s'engager. Il n'en fut pas moins victime des gaz, ce qui lui valut la perte définitive de l'odorat mais en compensation, il trouva l'amour de sa belle infirmière qui devint ma grand-mère. Comme il est fier, mon grand-père, dans son costume militaire, à côté de sa Françoise en robe blanche et voile de tulle, le 13 mars 1917, jour de leurs épousailles !

Hélas, que ne lui ai-je davantage demandé de raconter sa guerre, lui qui des années après l'armistice ironisait encore sur l'accent du Nord de quelques camarades d'infortune et dont, cinquante ans plus tard, il était encore capable de citer tous les noms ! Les souvenirs sont partis irrémédiablement avec lui. Je sais simplement qu'il navigua de Craonne à Charmes où il fut blessé. En chemin, il avait pris goût, par ironie du sort, aux pieds de porc de Sainte Menehould !

Fabriqua t-il lui-même ce type d'objets ? J'ignore si les trésors en cuivre qu'il avait fièrement extraits un jour de son grenier étaient ses propres œuvres, mais il nous donna deux douilles d'obus de 75 finement décorées, une douille beaucoup plus grande métamorphosée en porte-parapluie, un coupe papier et d'autres menus objets. Nous ne fûmes pas dignes de sa confiance. Jugés encombrants et inutiles à la veille d'un nième déménagement, ces objets naïfs dont nous sous-estimâmes la valeur et que nous dédaignions furent condamnés à ne pas être du voyage et vendus au poids du cuivre ! Une once de remords dut envahir mes parents qui dissimulèrent ce troc à mon grand-père. J'étais trop jeune alors pour m'en être émue.
Seule, une assiette au décor martelé d'une touchante sobriété a échappé au désastre. Je la conserve précieusement telle une relique, avec l'immense regret qu'elle soit l'unique vestige d'un précieux butin. C'est sans doute sa rusticité qui l'a sauvée. Mon grand-père dissimula mal son émotion le jour où il devina le peu de cas que nous avions fait de ses souvenirs. Mais je puis affirmer que j'ai alors compris qu'il en avait éprouvé un réel grand chagrin.

samedi 21 février 2009

Lire...


Lire ?

Lire !

Ça commence un peu avant cinq ans par "PA-PA A UN A-MI PI-PO ! Puis on accroche très vite… le goût de la lecture fut cultivé par mes parents qui, à la veillée, m'émerveillaient avec les contes de Perrault ou d'Andersen.

Ça continue à la lueur d'une lampe de poche, sous les couvertures, ou quand la lampe de chevet peut être rallumée discrètement, la lumière du pallier ne filtrant plus sous la porte de la chambre et le silence régnant enfin dans la maison. Bécassine ou Tintin ce n'est pas facile à manier, sous les draps !

Le Club des Cinq m'a très tôt fait rêver aux trésors que je n'avais pas la chance de trouver en vrai. Bientôt remplacé par Jane Eyre ou par les 4 filles du Docteur March, Sophie et ses malheurs, Camille et Madeleine, si bonnes, le petit Diable, si turbulent. Perdus au fil des déménagements, mes vieux "bibliothèque rose" à la tranche dorée, illustrés de lithographies prestigieuses, ont été petit à petit retrouvés sur les quais de Seine ou à Fontenoy la Joute, mais ce ne sont pas les miens !

Ensuite, lire ce que la bibliothèque familiale recelait comme trésors. Je n'ai pas épuisé tout Dumas en Nelson, ni Pierre Benoît dans une édition populaire des années 40 dont il fallait découper les pages au coupe-papier, et si Colette était jugée scabreuse, c'est en cachette que j'allais avec Claudine "à l'école" puis "à Paris", prenant soin de remettre le volume à la bonne place sans faire grincer les portes du veux meuble.

L'adolescence me laissa, grâce au temps passé dans les transports en commun et à quelques "études" courtes en demi-pension, des loisirs que je meublais dans les livres, négligeant trop souvent la leçon d'histoire ou de géographie. Je ne disposais pas alors de médiathèque et me procurais au kiosque de la gare ce que le "Livre de Poche" mettait à portée de ma bourse alimentée par quelques maigres revenus insuffisants à ma gourmandise littéraire.

Le livre sera toujours un fidèle compagnon. Pas de soirée qui ne se termine sans un bon roman que je ferme à regrets lorsque je réalise que mes yeux papillotent sur des phrases relues deux ou trois fois. Pas de valise sans un ou deux livres.
Pas de Noël sans en offrir.

Lire partout. Lovée sur le canapé, enroulée dans un châle douillet, pendant la sieste des enfants. À l'ombre d'un grand saule, à plat ventre sur une couverture, à côté d'une rivière où monsieur trempe sa ligne.
Lire aussi pour oublier, quand les aléas de la vie vous font souffrir. "Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé." Montesquieu. Il m'a fallu parfois des heures !

Mes moyens et la médiathèque de ma ville me donnent aujourd'hui un choix plus vaste de lectures. J'ai peu d'a priori. Une couverture classique ou attirante, un bandeau rouge, une recommandation par une revue, une quelconque newsletter ou un forum. Tout est envisageable. Je suis parfois déçue par quelque ouvrage reconnu, parfois agréablement surprise par quelque découverte. Je ne donnerai pas de titres, (cela me disqualifiera peut-être), car je ne saurais être que dépendante de mes choix récents : Éric Emmanuel Schmitt, Marie Nimier, Annie Ernaux et bien d'autres !
Depuis toute petite, je note soigneusement sur un vieux carnet jauni que m'avait donné mon grand-père, les titres et les auteurs au fur et à mesure de mes lectures. Statistiquement parlant, cela fait sur une cinquantaine d'année une moyenne d'un livre par quinzaine. Non, ce n'est pas énorme, mais il y eut des années plus creuses et des "pavés" meublant plusieurs semaines. Mais le n'ai pratiquement jamais fermé définitivement un ouvrage sans l'avoir terminé !

Enfin, écrire : un peu... Et se rendre ainsi compte qu'il est difficile d'écrire sans dévoiler une partie de soi-même. Je ne serais pas capable de raconter quoi que ce soit qui ne soit pas vécu ! Cela permet de mieux comprendre les autres et peut-être aussi de rester modeste vis-à-vis de soi-même.