"Ückeritz le 1 juin 1943. Ainsi que tu me l'as bien souvent demandé, je commence ce soir une longue lettre que j'arriverai ainsi que je l'espère à t'envoyer dans un colis."
C'est ainsi que commence la longue lettre de Roger, prisonnier en Allemagne, à sa jeune épouse restée à Paris.
Il avait réussi à la dissimuler dans la double paroi d'une caisse. La lettre qu'il joignait conseillait d'utiliser le bois pour se chauffer. C'est ainsi que Maman découvrit quelques temps après, un peu par hasard, les dix pages écrites au crayon d'une petite écriture fine et serrée que son Roger lui avait écrite avec passion.
"J'espère que tu seras heureuse en recevant cet espèce de journal de ma vie de prisonnier, tu auras sans doute beaucoup de mal à me lire car j'écris affreusement mal et de plus au crayon."
Maman en avait dactylographié, avec pudeur, quelques extraits.
Soixante six ans plus tard, je découvre l'original, une lettre jaunie par les ans, et j'en déchiffre soigneusement la fine écriture familière de Papa. Ces pages sont émouvantes.
Certains passages très intimes !
"Comme je te l'ai dit, ta photo la plus belle se trouve dans un beau cadre à la tête de mon lit, ainsi chaque soir mes yeux avant de se fermer se reposent sur toi. Le matin mon premier regard est pour toi. Ce n'est que toi seule, ma chérie qui apporte par ton tendre souvenir une compensation à ma vie d'exilé dans l'oubli et sans joie."
Mais d'autres appartiennent à l'Histoire…
Pour Roger, tout a basculé dans le château à Barst, en Moselle.
"J'ai été fait prisonnier le 14 juin 40 à 7 heures du soir. Nous nous trouvions depuis plusieurs semaines en toute première ligne, nous étions bombardés journellement et le baptême du feu eut lieu le lendemain de la Pentecôte. Nous eûmes ce jour là notre premier tué, je ne t'en parlais jamais dans mes lettres pour ne pas t'effrayer car tu avais assez de soucis causés par la situation désastreuse de notre pauvre pays. Nous fûmes attaqués le matin du 14 à 6 heures du matin. Cela commença par un violent tir d'artillerie et à la faveur du brouillard matinal (artificiel probablement), l'ennemi s'infiltra de partout. Notre front étant très étendu pour une compagnie comme la notre qui formait avant-poste. Lorsque le brouillard se dissipa vers les 8 heures nous nous aperçûmes que l'ennemi s'était infiltré, attaquait nos petits ouvrages par derrière, obligation donc de combattre à l'arrière des emplacements de tir. Mes communications téléphoniques étaient toutes coupées je fis usage de la radio mais on ne me répondait qu'au début, ensuite plus rien. Obligation de faire usage d'agents de liaison qui risquaient mille fois leur vie sous le feu d'enfer. Les hommes font tout leur possible pour se défendre efficacement mais hélas nous avions de si pauvres moyens en face de ce que l'ennemi mettait en œuvre contre nous. Notre artillerie ne répondait pour ainsi dire plus, je continuais d'envoyer par radio des appels désespérés, hélas sans réponse (et pour cause, mes correspondants étant ou prisonniers ou déjà partis). A 11 heures le calme se fit, nous espérons l'impossible, une contre-attaque de l'aviation, que sais-je ? Puis plus tard, cela reprit, les canons que nous crûmes être les nôtres un moment, recommencèrent à tirer absolument sans arrêt, sans pause. Des blessés arrivaient chez nous au PC. Ensuite les avions allemands et italiens firent leur apparition, ils bombardent en piqué, lançant de lourdes bombes dans un fracas de moteur au paroxysme. Le sol de notre PC qui était pavé de grosses dalles, dansait comme le pont d'un navire en pleine mer. Quand nous vîmes plus tard que tout était perdu, que tout était sans espoir, nous voulûmes tenter une sortie afin de rejoindre l'arrière. Mais les Allemands étaient entrés dans la maison (notre PC était dans la cave), ils tiraient sur ceux qui tentaient de sortir, de la fenêtre du premier étage, et jetaient des grenades sur notre sortie, l'une d'elle éclata à moins de 2m de moi. Mais elles faisaient heureusement beaucoup de bruit et de fumée mais peu de dégâts. Vers 7 heures du soir, nous mîmes des drapeaux blancs aux issues puisque tout était perdu et nous craignions qu'ils n'emploient les lance-flammes contre lesquels nous ne pourrions rien étant donné la disparition des soupiraux de la cave. J'avais fait poster à chacun d'eux un homme ainsi prêt à tirer à la première alerte Tout cela ne servit à rien, nous étions anéantis, démoralisés. Les Allemands arrivèrent dans la maison, nous les entendions marcher au-dessus de nos têtes. Les Alsaciens leur signifièrent en Allemand que nous nous rendions. Ils firent sortir le capitaine en tête et nous ensuite les bras en l'air. J'avais eu le temps de me préparer une musette avec le linge et les objets indispensables. Le village que nous occupions n'était plus qu'un amas de ruines. Tout était haché et mitraillé, notre maison avait dans ses murs des trous béants, il n'en n'était pas besoin de chercher la porte pour sortir. Les Allemands nous entourèrent alors, prêts à tirer sur nous, mais sans brutalité. Et ce fut le chemin de la captivité, de l'exil. Je restai ensuite peu de temps en France, nous passâmes à Merlebach, Forbach, primes le train à Sarrebruck le 19 et nous arrivâmes à Ludwigsburg le 20 à 3h du matin. Ensuite le stalag avec inscription, photo, etc."
Puis Roger va être balloté de kommando en kommando, terme qui désigne les missions de travail données aux prisonniers français pour remplacer les allemands sous l'uniforme !
"Le 1er octobre 1941 je partis avec mes camarades chez Salamander, la fabrique de chaussures (...) c'était un assez bon kommando, le travail facile, (je poussais des chariots de chaussures à longueur de journée). Des journées de travail courtes, semaine anglaise. Nous avions du théâtre, cinéma, etc., bien couchés, bon lit (2 draps). Enfin, nous étions à l'abri des intempéries et l'hiver ne me sembla pas trop dur.
(…)
Je fis la connaissance de Paulette(…). Elle eut le très grand mérite d'aider de nombreux camarades à s'évader, elle m'aida donc aussi.
J'y pensais depuis longtemps, mais la surveillance était très serrée. Nous ne pouvions guère passer plus d'une demi-heure sans qu'on s'aperçoive de notre absence, or l'essentiel était de mettre au moins deux heures d'écart entre la garde et soi pour avoir le temps de s'éloigner sans risque d'être repéré. Nous décidâmes avec Michel de partir avant le réveil, à 5 heures, ainsi on ne s'apercevrait de notre absence qu'à 7 heures au moment du départ pour le travail. Nous réussîmes après mille péripéties pathétiques à sortir par la fenêtre de la rue ouverte à l'aide d'une fausse clef. Tout alla bien, nous rejoignîmes dans la nuit Stuttgart, éloigné d'une douzaine de kilomètres. Il nous survint une aventure dont nous nous tirâmes avec bonheur. Le train ne partait que le soir à 20h 30, nous avions donc une journée entière dans la ville. Nous marchâmes sans arrêt ou presque du matin au soir. Nous réussîmes à aller au café, boire un peu. Le soir nous allâmes à la gare prendre le train, mais là était un service de garde impressionnant qui filtrait tous les voyageurs, les fouillant, les interrogeant... Nous n'y passâmes pas, nous primes notre train par un autre quai, plus facile à pénétrer. Nous voulions aller à Strasbourg où nous avions une combinaison pour passer. Hélas, à Karlsruhe, la police visita le train, fouillant tout, demandant tous les papiers. Je fus pris derrière la porte de WC où je m'étais réfugié en désespoir de cause. De là, la police, prison pendant plusieurs jours. Il s'en fallu que de quelques heures pour que nous réussissons à nous évader à nouveau. De là, Baden-Baden, Offenburg, ensuite à nouveau Ludwigsburg. Quelles pérégrinations ma chérie, que de souffrances et de misères et pour couronner tout cela, direction Rawa Ruska. Nous fîmes en train à bestiaux un voyage infernal de 8 jours, véritable prison roulante. Entassés dans les wagons à 50, impossible de nous allonger, crevant de soif le jour, de froid la nuit, presque sans manger. Ce voyage fut un véritable supplice. Enfin nous arrivâmes là-bas à plus de 2000 km de la France, dans ce pays sinistré qui se nomme Rawa Ruska. Les débuts furent très durs, camp non organisé, tout à faire, mal logés, nourriture insuffisante (…). Nous revînmes en Allemagne le 24 octobre 1942 à Neu-Brandeburg d'où le 18 novembre je partis pour Uckeritz près de Demmim où je suis encore à l'heure actuelle.
(…)
Depuis 6 mois que je suis dans ce kommando, je n'ai pas encore eu la moindre distraction, rien pour faire chasser nos tristes pensées. À 8 dans cette grande ferme où tout est hostile et inhospitalier, où seul le dur travail est la loi, constamment surveillé, ce n'est plus une vie. Voici plus de 5 fois que je demande ma relève, car d'après la Convention de Genève, les sous-officiers ne sont pas astreints au travail Mais vainement j'attends une réponse. Tu sais bien qu'ici, les signatures… En guise de nourriture, chaque jour pommes de terre. Comme pain, 2 kg par semaine. Heureusement, un seul avantage, un camarade reste ici et fait la cuisine alors, on s'arrange et avec les colis, cela va très bien et je n'ai pas faim. C'est malheureux à dire, mais ce sont nos familles qui déjà n'ont qu'à peine le nécessaire qui doivent nous entretenir et nous nourrir. Et avec cela par jour 10 heures de travail très dur. Un seul petit avantage, le soir nous ne sommes qu'enfermés à 9 heures et le dimanche nous sommes ouverts,
Nous pouvons ainsi faire une petite promenade dans les bois environnants. Je vais souvent ramasser des fleurs, j'en fais des bouquets pour fleurir nos pièces où nous vivons. Mais le pays est tellement triste, un petit hameau de 10 maisons et la ferme au milieu d'une immense et morne plaine. Voici le cadre de ma vie. C'est ici depuis trois ans mon plus mauvais kommando.
(…)
A présent, nous ne sommes que des matricules, des espèces de morts-vivants auxquels les plus élémentaires bonheurs sont refusés. Ma chérie, crois-moi, la perte de la liberté, la vie sur terre étrangère est une chose atroce, inhumaine. C'est un véritable martyre que nous vivons depuis trois longues années et ce n'est pas encore terminé."
Et ce jugement assez désolant sur ses camarades de captivité :
"(…) comme toi, j'ai découvert toutes ces tares dans une humanité différente de celle que tu côtoies chaque jour. Tu sais, la misère et les privations abaissent l'individu et l'avilissent, chacun agit de son côté, pour soi-même, de là, l'égoïsme qui empoisonne la vie collective. Quant à moi nous sommes obligés de vivre en collectivité, en contact permanent avec des camarades forcés, nous souffrons plus profondément encore de ces tristes sentiments. Crois bien que" l'esprit prisonnier" comme l'appellent pompeusement les journaux, il n'existe pas. Il n'y a qu'un esprit de débrouillardise qui fait que beaucoup n'hésiteront pas à sacrifier leurs camarades pour en tirer un profit personnel. Quand je pourrai te raconter plus tard ce qu'était la vie de camp, tu en seras effrayée. Parfois, j'en ai honte d'être Français en voyant ce que j'ai vu. Alors qu'on aurait dû se serrer les coudes, faire montre de cohésion, d'homogénéité, on a vécu en collectivité, exactement comme si chacun y serait seul. L'esprit individualiste français s'est révélé dans toute son horreur. Un groupement de Français ne forme pas une collectivité sociale mais seulement une réunion d'individualités, et tu peux en analyser les résultats, ce n'est pas beau. Ce dont j'ai peut-être le plus souffert en captivité, c'est de cette vie en commun, en contact permanent avec des individus avec qui l'on n'a aucune affinité, avec qui dans la vie normale, je voudrais avoir aucun contact. Et pourtant, il faut supporter cela."
Pat 54
RépondreSupprimerBelle lettre du prisonier de guerre.
...que j'ai "tronçonnée". J'ai éliminé beaucoup de passages plus intimes qui témoignaient du désarroi du prisonnier.
RépondreSupprimer