mercredi 13 janvier 2010

Février 1956

Le lecteur a le droit de considérer ce récit comme une fiction, moi, pas !




Papa était loin de réaliser au petit matin de ce 31 janvier 1956 quand il découvrit avec effroi la chute étonnante du thermomètre, qu'en l'espace d'une nuit nous entamions un mémorable mois de février ! Les villageois l'avaient pourtant bien prévenu quand nous avions débarqué dans ce petit endroit perdu en Meuse l'été précédent que les hivers lorrains étaient rudes. Eux-mêmes furent néanmoins surpris par ce temps sibérien auquel ils n'étaient pas préparés.
Le dimanche précédent, Maman s'était moquée de moi quand je lui avais demandé l'autorisation de me vêtir de la jolie jupe rouge que j'avais portée tout l'été, détail qui me sert encore aujourd'hui de point de repère car si les souvenirs d'une enfant de sept ans ne sont pas toujours fidèles, l'humiliation que j'en ressentis alors a gravé avec précision dans ma mémoire la date et les faits.
Ce mercredi matin, qui était alors un jour d'école, le thermomètre affichait un vaillant -6°C qui s'aggrava de jour en jour bien en deçà du -25°C enregistré à Nancy. Je revois encore Papa se hisser chaque matin sur la pointe des pieds au-dessus de la pierre à eau, pour regarder l'instrument de mesure diabolique accroché à l'extérieur de la haute fenêtre de la cuisine. Je n'ai pas oublié son expression quand il nous annonçait le record battu, jour après jour. Nous étions logés dans une ancienne école où les enfants assis à leurs pupitres ne devaient pas pouvoir être distraits en regardant par les fenêtres. La pièce, haute de plafond, séparée de la cave humide par un mauvais plancher, était chauffée par une cuisinière à bois. La "Godin" aux parois émaillées blanches avait bien du mal à maintenir une température acceptable dans cette pièce qui faisait office de cuisine, de salon, de salle de jeux, de living-room et même de salle de bain. Sur le dessus astiqué au Zebracier, la vieille bouilloire en aluminium fournissait de l'eau chaude en permanence tout en se chargeant de calcaire. La maison s'imprégna bientôt d'une ambiance d'igloo. À l'étage, mes parents nous évacuèrent ma sœur et moi de notre chambre dont les fenêtres s'étaient ornées d'un magnifique feuillage de glace persistant. Nous dormions dès lors tous les quatre dans une vaste chambre qu'ils réchauffaient avec un petit appareil mobile au gaz qu'il n'était pas question de laisser fonctionner toute la nuit.
Pour nous, les enfants, se fut une magnifique période insouciante de jeux dans la neige qui faisait probablement contraste avec les tracas auxquels les adultes durent faire face mais dont nous n'avions pas conscience.
Quand la première neige eut tombée toute une nuit, nous en avions ressenti la présence avant même que de l'avoir vue. C'est qu'il régnait une ambiance anormale dans la maison, feutrée, cotonneuse. La place du village avec sa double ceinture de marronniers était notre terrain de jeux favori… du moins, celui qui nous était autorisé puisque mes parents gardaient ainsi sur nous un œil heureusement assez distant. Les vieux arbres servirent de refuge aux lâches qui fuyaient les boule de neiges, projectiles pas toujours pacifiques, parfois trop tassés ou truffés d'un traitre caillou en guise de fève. C'était en général l'armée des garçons contre celle des filles, la force des uns devant être compensée par la ruse des autres. Et si dans un clan ou dans un autre, un combattant envoyait traitreusement son projectile dans le cou de sa victime, il était sitôt vilipendé par une escouade de défenseurs qui vengeait la victime : les combats étaient pris très au sérieux, comme dans "La Guerre des Boutons". Les batailles les plus rudes avaient lieu le jeudi matin, sur le chemin du retour du catéchisme. Les autres jours nous sortions de la maison au dernier moment, les poches emplies des marrons saisis brûlants sur la cuisinière avant de nous enfuir en courant vers l'école. Celle-ci, située sur la place, était visible de chez nous et j'attendais derrière les fenêtres le moment où les écoliers commençaient à se mettre en rangs pour sortir de chez moi. Un autre terrain de jeu favori de cette période fut le fossé gelé. On appelait "fossé" le ruisseau nauséabond en été qui séparait le village du "château", une vieille ferme qui eut probablement ses heures de gloire dans des temps lointains et historiques. On imaginait facilement ledit fossé autrefois franchi par un pont-levis à la place du pont boueux qui l'enjambait. Bien rempli par le début de l'hiver, le fossé s'était bien vite recouvert d'une couche de glace solide qui devint terrain de glissade amélioré par les débris de glace que les grands y pulvérisaient. Les plus audacieux s'y aventuraient même à vélo, semant la panique au milieu des gamins moins espiègles. Je garde de cette époque une petite cicatrice au menton : peu attirée par l'art du patinage, je regardais les évolutions des autres avec une telle concentration que je ne sentis pas venir l'ennemi derrière moi ! C'était un amoureux éconduit qui, voulant se venger, m'octroya un brusque croche-pied qui eut pour effet de me projeter vivement en avant sur la glace. La plaie béante fut réparée à coup d'agrafes que le docteur appelé en urgence me posa à vif, sans ménagement. J'en pleurai plus de chagrin que de douleur. J'eus en compensation la faveur de ne pas aller à l'école le lendemain lundi, et ma sœur me rapporta que le garnement (qui avait probablement sous-estimé les conséquences de son geste) fut admonesté par le maitre d'école avec une telle violence, pas seulement verbale, que tous les élèves en eurent pitié. Curieusement, si moi je ne lui tins pas rigueur pour la blessure, lui me considéra comme responsable de la sévère bastonnade dont il fut victime. J'espère que du haut du ciel où il se trouve maintenant, il m'a pardonnée… de mon "innocence" !
Je n'ai pas souvenir d'avoir souffert du froid, mais je compatissais pour quelques uns de mes petits camarades qui passèrent l'hiver les genoux à l'air, garçons en culotte courtes, filles en jupes plissée et grandes chaussettes de laine. Quant à moi, mes pieds furent bien au chaud dans des chaussures en peau de phoque à la mode du moment, Brigitte Bardot ne s'était pas encore engagée dans la guerre contre la chasse de cet animal. Je ne dis pas que je ne fus pas victime d'engelures, et j'avais évité le pire, du moins, c'est ce que je croyais, le jour où je pris un bain de pied dans l'eau froide du fossé dont la glace était plus fragile sur le bord.
L'hiver fit une unique victime au village, mais il n'y eut heureusement pas mort d'homme ! Un soir, je fus tirée de mon premier sommeil, par une ambiance insolite : le tocsin retentissait lugubrement au clocher tout proche et une agitation anormale régnait sous nos fenêtres. Maman arriva blême dans la chambre nous annonça qu'il se produisait un drame ! Je ressentis un soulagement confus quand elle nous dit qu'il y avait un incendie au village. J'avais imaginé encore pire, l'espace de quelques secondes ! Les pompiers volontaires, tous hommes du village, avaient eu tôt fait de sauter dans leur grosses bottes en cuir et d'installer la pompe à bras ainsi que les quelques 300 à 500 mètres de tuyaux qui devaient transporter l'eau depuis l'Orne jusqu'au lieu du sinistre. Le problème, c'est qu'avec la température polaire qui régnait à l'extérieur, l'eau se mit à geler rapidement dans les tuyaux avant d'avoir le temps d'arriver à destination. La maison fut totalement détruite et son vieil occupant, victime d'une cheminée mal ramonée, quitta le village en trouvant refuge dans de la famille. J'eus davantage de compassion pour ma copine dont la maison mitoyenne eut à subir les dégâts des pompiers. Elle passa avec sa famille la fin de l'hiver dans une autre maison du village où elle fut temporairement relogée. Une odeur âcre émanant des ruines fumantes s'attarda quelques jours dans l'atmosphère. Quant aux tuyaux, ils attendirent le dégel sur place, jusqu'à la fin du mois.

Tout rentra dans l'ordre quand le calendrier indiqua que mars venait de commencer et, bientôt, le mercure fit dans le tube du thermomètre le chemin du retour à la "norme saisonnière" comme diraient aujourd'hui à la télévision les incompétents présentateurs de la météo. Quant à l'Orne, la jolie rivière vive qui contournait le village et venait parfois en visiter quelques maisons, elle se contenta de figer sur ses rives sans jamais geler totalement !

14 janvier 2010


Lien : L'hiver 1956 : un des hivers les plus froids qu'ait connu l'Europe

3 commentaires:

  1. Bonsoir, je me rappelle quand j'étais petite 8 ans, maman avec les braizes de charbon, elle passait devant nous pour les mettre sur le trottoir lorsqu'elle nous emmenait pour l'école il faisait -33°, et l'école nous faisait du Viandox pour nous réchauffer.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Mam'Léa
    Je complète vos souvenirs; si à Nancy officiellement on a relevé -25°
    chez mes parents un rosier blanc a tout simplement gelé par - 30°
    De plus c'est un été plutôt pourri qui a succédé à cet hiver, avec de très nombreuses averses.
    Dans mon souvenir de jeune homme de 21 ans, 1956 est classée comme une mauvaise année climatique.

    RépondreSupprimer
  3. Le "Zebracier", en effet quelle mémoire !
    Ca me rappelle ma mère qui utilisait ce fameux produit pour avoir des plaques de cuisinière toutes brillantes ...

    RépondreSupprimer