Il est des moments de la vie dont l'intensité est telle qu'ils restent marqués à jamais dans notre mémoire. Celui-ci en fait partie. C'était il y a une bonne trentaine d'années et on me pardonnera si les détails se sont estompés. L'ambiance est intacte, à peine romancée !
Nous sommes fin septembre ou au tout début d'octobre. Nous avons rendez-vous près du Donon avec un agent forestier au nom idyllique de "Paradis" qui doit nous servir de guide.
La nuit a été trop courte car hier, le sommeil a été long à venir tant l'excitation et le désir de s'endormir vite m'a empêchée de trouver le sommeil. Les heures ont défilé lentement les unes après les autres au cadran de la pendule tandis que je me suis tournée et retournée dans le lit. Quand soudain la sonnerie du réveil-matin s'est mise à résonner dans la nuit, c'est comme si je n'avais pas dormi. Encore enveloppée de la chaleur du lit, je m'habille mollement et avale avec lenteur le café serré et trop chaud que monsieur a préparé.
Les yeux encore pleins de sommeil je prends place à ses côtés dans notre petite voiture glacée et vite embuée.
La nuit coule lentement et les villages que nous traversons sont encore silencieux et plongés dans le noir. Nous croisons de rares voitures dont les phares jaunes balayent l'asphalte rapiécé. Je dois m'être assoupie un moment, m'éveille quand la route se fait de plus en plus tortueuse et prend doucement de l'altitude.
Nous parvenons au point de rendez-vous après une bonne heure de trajet et n'avons pas besoin d'attendre longtemps l'arrivée de notre guide vosgien, précédée par le teuf-teuf d'abord lointain puis de plus en plus proche de sa vieille 2CV brinquebalante et poussive.
Rapide bonjour.
On s'entasse dans la guimbarde au milieu d'un bazar exhalant des arômes composés d'un mélange d'humus et de champignon, de crasse froide et d'essence. La Deuche emprunte une route forestière tortueuse, mal carrossée d'un gravier rouge autochtone. Parfois, nous devons ralentir pour franchir une rigole qui endigue tant bien que mal entre ses deux rails métalliques les eaux rouges du fossé habituées à traverser en cet endroit la chaussée caillouteuse et grossière, fragile cependant. Ici une flaque d'eau explose à notre passage, là, nous devons éviter un bloc de grès ayant fraîchement dévalé du bas-côté.
La vieille auto grise s'immobilise enfin quelques virages plus loin et mon estomac se remet immédiatement en place, aidé en cela par la fraîcheur de l'air du dehors.
Enfourne mes pieds gelés dans mes bottes.
Enfonce mon bonnet jusqu'aux oreilles et mon menton dans trois tours d'une écharpe de grosse laine.
Les gants rendant difficile le réglage des jumelles seront bientôt relégués au fond d'une poche de ma parka sombre, entre le mouchoir humide à force d'éponger ma goutte au nez et le gâteau sec emporté par précaution.
Le silence nous enveloppe, pas un seul chant oiseau, pas le moindre souffle de vent dans les sapins noirs. Nos yeux s'habituent vite à l'obscurité et notre errance commence.
Nous franchissons des ruisseaux et des talus, allons de chemin en chemin, traversons des parcelles envahies tantôt de fougères et de luzule pileuse, tantôt de myrtilles dénudées et de callunes en fleurs. Escaladons le tronc d'un chablis entravant notre sente, contournons un enchevêtrement de branches entassées lors de la dernière coupe. Nous cheminons sans bruit mais d'un pas sûr, l'un derrière l'autre, l'oreille tendue. Notre haleine fumante trahit notre présence. Un brouillard cotonneux et léger s'évapore du fond des talwegs. J'ai perdu le fil de notre itinéraire sinueux et ne sais plus où je suis, qui je suis, ni ce que je fais là !
Notre guide a l'oreille tendue. Il sait à peu près où sont les bêtes. Mais il faut contourner le vallon pour arriver sur place contre le vent, sans quoi, elles nous devineraient et s'éloigneraient en silence sans que nous ayons pu soupçonner leur présence. La nuit bleuit insensiblement tout au bout de la forêt, le temps nous est compté !
Les animaux que nous traquons sont là : nous le sentons à un je ne sais quoi d'indicible.
Un brame dans le lointain, meuglement rauque, résonne tel un appel sauvage et pathétique. Un autre lui répond, plus lointain encore.
Soudain un animal détalle devant nous. C'était un jeune cerf qui broutait paisiblement et que nous avons surpris. Je n'ai pas même eu le temps de voir ses bois. Nous redoublons de précautions. Les autres ne doivent pas être loin !
Brusquement, notre guide s'immobilise et d'un signe discret de la main nous fait signe de nous arrêter. Nous désigne d'un lent et discret mouvement du menton le bas du vallon.
Notre trio n'est plus qu'un souffle immobile, écarquillant les yeux dans la direction désignée.
Nous découvrons le troupeau : une vieille femelle au pelage brun regarde dans notre direction, aux aguets, tandis que les autres femelles insouciantes avancent doucement, broutant çà et là quelque carex assaisonné de rosée, impavides, suivies de quelques daguets et jeunes biches encore immatures. Nous n'osons plus respirer, ni ajuster nos jumelles, le moindre geste risquerait de nous trahir.
Regarder ! Graver cette image, inconsciemment, dans nos cervelles d'humains intrus, de voyeurs !
Le troupeau se déplace lentement. Nous traversons le ruisseau derrière lui, les seules traces de leur passage sont un chapelet de crottes noires, une vague odeur d'urine, des empreintes diffuses dans la mousse humide.
Les mâles ne sont probablement pas loin !
Nous n'aurons pas la chance d'assister à l'affrontement. Au loin, l'éclat d'un combat nous fait presser un peu le pas. Des bois qui s'entrechoquent à quelques coudées dans un bruit mat et sec, concert éphémère dont nous ne serons que les lointains témoins. Un beau mâle aperçu trop rapidement. Seul, fier, dressant ses bois majestueux, un vainqueur ? Celui-là aura probablement le droit de saillir quelques jeunes femelles vigoureuses. Le perdant n'aura pas même la possibilité de monter une femelle moins aguichante. Les vaincus devront attendre la saison prochaine pour tenter à nouveau leur chance !
Le jour blanchit et la forêt s'éveille lentement. Les mésanges s'échangent de branche en branche un bonjour mélodieux, un geai lance son cri sonore pour signaler notre présence.
Bien que notre discrétion ne soit plus utile, notre retour est muet, sans commentaire. Le soleil se lève lentement et ses rayons filtrent la lumière au travers des sapins en d'éblouissants contre-jours tandis que le paysage prend rapidement des couleurs. La 2 CV refait en sens inverse son trajet poussif, nous montons au Donon où nous prendrons à l'auberge du col un petit déjeuner bienvenu. Le monde des hommes s'éveille à peine. L'aubergiste descend les chaises de sur les tables qu'elle nettoie d'un geste prompt avec un chiffon humide. Elle est habituée à des clients tels que nous et connaît bien Paradis. Nos langues se délient. Vous avez vu… On aurait dû… On aurait pu…
Une journée comme les autres commence.
Comme les autres ?
(Octobre 2008)
Nous sommes fin septembre ou au tout début d'octobre. Nous avons rendez-vous près du Donon avec un agent forestier au nom idyllique de "Paradis" qui doit nous servir de guide.
La nuit a été trop courte car hier, le sommeil a été long à venir tant l'excitation et le désir de s'endormir vite m'a empêchée de trouver le sommeil. Les heures ont défilé lentement les unes après les autres au cadran de la pendule tandis que je me suis tournée et retournée dans le lit. Quand soudain la sonnerie du réveil-matin s'est mise à résonner dans la nuit, c'est comme si je n'avais pas dormi. Encore enveloppée de la chaleur du lit, je m'habille mollement et avale avec lenteur le café serré et trop chaud que monsieur a préparé.
Les yeux encore pleins de sommeil je prends place à ses côtés dans notre petite voiture glacée et vite embuée.
La nuit coule lentement et les villages que nous traversons sont encore silencieux et plongés dans le noir. Nous croisons de rares voitures dont les phares jaunes balayent l'asphalte rapiécé. Je dois m'être assoupie un moment, m'éveille quand la route se fait de plus en plus tortueuse et prend doucement de l'altitude.
Nous parvenons au point de rendez-vous après une bonne heure de trajet et n'avons pas besoin d'attendre longtemps l'arrivée de notre guide vosgien, précédée par le teuf-teuf d'abord lointain puis de plus en plus proche de sa vieille 2CV brinquebalante et poussive.
Rapide bonjour.
On s'entasse dans la guimbarde au milieu d'un bazar exhalant des arômes composés d'un mélange d'humus et de champignon, de crasse froide et d'essence. La Deuche emprunte une route forestière tortueuse, mal carrossée d'un gravier rouge autochtone. Parfois, nous devons ralentir pour franchir une rigole qui endigue tant bien que mal entre ses deux rails métalliques les eaux rouges du fossé habituées à traverser en cet endroit la chaussée caillouteuse et grossière, fragile cependant. Ici une flaque d'eau explose à notre passage, là, nous devons éviter un bloc de grès ayant fraîchement dévalé du bas-côté.
La vieille auto grise s'immobilise enfin quelques virages plus loin et mon estomac se remet immédiatement en place, aidé en cela par la fraîcheur de l'air du dehors.
Enfourne mes pieds gelés dans mes bottes.
Enfonce mon bonnet jusqu'aux oreilles et mon menton dans trois tours d'une écharpe de grosse laine.
Les gants rendant difficile le réglage des jumelles seront bientôt relégués au fond d'une poche de ma parka sombre, entre le mouchoir humide à force d'éponger ma goutte au nez et le gâteau sec emporté par précaution.
Le silence nous enveloppe, pas un seul chant oiseau, pas le moindre souffle de vent dans les sapins noirs. Nos yeux s'habituent vite à l'obscurité et notre errance commence.
Nous franchissons des ruisseaux et des talus, allons de chemin en chemin, traversons des parcelles envahies tantôt de fougères et de luzule pileuse, tantôt de myrtilles dénudées et de callunes en fleurs. Escaladons le tronc d'un chablis entravant notre sente, contournons un enchevêtrement de branches entassées lors de la dernière coupe. Nous cheminons sans bruit mais d'un pas sûr, l'un derrière l'autre, l'oreille tendue. Notre haleine fumante trahit notre présence. Un brouillard cotonneux et léger s'évapore du fond des talwegs. J'ai perdu le fil de notre itinéraire sinueux et ne sais plus où je suis, qui je suis, ni ce que je fais là !
Notre guide a l'oreille tendue. Il sait à peu près où sont les bêtes. Mais il faut contourner le vallon pour arriver sur place contre le vent, sans quoi, elles nous devineraient et s'éloigneraient en silence sans que nous ayons pu soupçonner leur présence. La nuit bleuit insensiblement tout au bout de la forêt, le temps nous est compté !
Les animaux que nous traquons sont là : nous le sentons à un je ne sais quoi d'indicible.
Un brame dans le lointain, meuglement rauque, résonne tel un appel sauvage et pathétique. Un autre lui répond, plus lointain encore.
Soudain un animal détalle devant nous. C'était un jeune cerf qui broutait paisiblement et que nous avons surpris. Je n'ai pas même eu le temps de voir ses bois. Nous redoublons de précautions. Les autres ne doivent pas être loin !
Brusquement, notre guide s'immobilise et d'un signe discret de la main nous fait signe de nous arrêter. Nous désigne d'un lent et discret mouvement du menton le bas du vallon.
Notre trio n'est plus qu'un souffle immobile, écarquillant les yeux dans la direction désignée.
Nous découvrons le troupeau : une vieille femelle au pelage brun regarde dans notre direction, aux aguets, tandis que les autres femelles insouciantes avancent doucement, broutant çà et là quelque carex assaisonné de rosée, impavides, suivies de quelques daguets et jeunes biches encore immatures. Nous n'osons plus respirer, ni ajuster nos jumelles, le moindre geste risquerait de nous trahir.
Regarder ! Graver cette image, inconsciemment, dans nos cervelles d'humains intrus, de voyeurs !
Le troupeau se déplace lentement. Nous traversons le ruisseau derrière lui, les seules traces de leur passage sont un chapelet de crottes noires, une vague odeur d'urine, des empreintes diffuses dans la mousse humide.
Les mâles ne sont probablement pas loin !
Nous n'aurons pas la chance d'assister à l'affrontement. Au loin, l'éclat d'un combat nous fait presser un peu le pas. Des bois qui s'entrechoquent à quelques coudées dans un bruit mat et sec, concert éphémère dont nous ne serons que les lointains témoins. Un beau mâle aperçu trop rapidement. Seul, fier, dressant ses bois majestueux, un vainqueur ? Celui-là aura probablement le droit de saillir quelques jeunes femelles vigoureuses. Le perdant n'aura pas même la possibilité de monter une femelle moins aguichante. Les vaincus devront attendre la saison prochaine pour tenter à nouveau leur chance !
Le jour blanchit et la forêt s'éveille lentement. Les mésanges s'échangent de branche en branche un bonjour mélodieux, un geai lance son cri sonore pour signaler notre présence.
Bien que notre discrétion ne soit plus utile, notre retour est muet, sans commentaire. Le soleil se lève lentement et ses rayons filtrent la lumière au travers des sapins en d'éblouissants contre-jours tandis que le paysage prend rapidement des couleurs. La 2 CV refait en sens inverse son trajet poussif, nous montons au Donon où nous prendrons à l'auberge du col un petit déjeuner bienvenu. Le monde des hommes s'éveille à peine. L'aubergiste descend les chaises de sur les tables qu'elle nettoie d'un geste prompt avec un chiffon humide. Elle est habituée à des clients tels que nous et connaît bien Paradis. Nos langues se délient. Vous avez vu… On aurait dû… On aurait pu…
Une journée comme les autres commence.
Comme les autres ?
(Octobre 2008)
Comment peut-on être chasseur ?!
RépondreSupprimerEffectivement, c'est toujours une question que je me pose ! Pour ma part, je ne conçois que la chasse aux images.
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