Le sentier des douaniers part sur la gauche de la plage, raidillon dans les pins biscornus, avec ses hautes marches naturelles de blocs rocheux polis par l'érosion. Puis il suit les courbes de la côte. On m'a installé sur un promontoire. Mon assise est taillée dans un granite gris clair, polie sur le dessus, aux rebords rugueux, posée sur deux blocs de pierre brute. Sur mes tranches mal dégrossies, les lichens cuivrés ont la chaude couleur des cheveux des gens d'ici. Tout autour de moi, l'Armérie maritime, ondulant dans le vent, fait un tapis, gazon vert ponctué des petites boules roses de ses fleurs et des corolles des silènes blanches. Parfois, un furtif lézard vert se chauffe au soleil, à mes pieds. Comme je n'ai pas de dossier, celui qui veut faire une halte a le choix de s'installer dans un sens ou dans l'autre. Il peut contempler d'un côté le village, par-delà la plage, avec ses maisons brunes aux ardoises luisantes blotties autour de la vieille église dont Botrel chanta le clocher à jours. L'autre côté permet d'admirer la falaise abrupte que les vagues de l'océan viennent heurter avec fracas, m'éclaboussant d'éclats d'écume volant dans l'air comme de légers papillons blancs les jours de tempêtes.
Mais, il faut l'avouer, je suis peu confortable et n'accueille que les brèves haltes des promeneurs. Au tout début de la saison, les baliseurs y posent leur matériel, le temps de s'éponger le front avec leurs grands mouchoirs à carreaux en haut de la grimpette : pot de peinture rouge et pot de peinture blanche pour marquer le GR ; faux, ébrancheur et hachette pour contenir, un peu plus loin, l'invasion des fougères aigle, des ronces, et des pruneliers dans lesquels s'accroche le chèvrefeuille parfumé. Le randonneur non plus ne s'assoit pas. Il s'y déleste de son sac à dos, le temps d'avaler, face au rivage, une gorgée d'eau tiède dans sa gourde cabossée. Les gens du village ne viennent plus s'y installer, pas même l'ancien marin pêcheur, vêtu de sa vareuse bleu délavé, coiffé de sa casquette défraîchie elle aussi par des années de soleil et de crachin. Vers 5 heures du soir, il guettait à l'horizon le retour des chalutiers, suivis dans leur sillage par une kyrielle de goélands affamés.
J'aimais bien accueillir la jolie Lenaïc, la fille du maire, et son amoureux, Yann. Parti faire ses études à la ville, il ne revenait que pour les dimanches. J'étais témoin de leurs tendres et parfois coquines retrouvailles. Un jour de septembre, alors que la marée d'équinoxe s'accompagnait d'un noroît particulièrement violent, ce n'est pas Yann que Lénaïc trouva sur le banc du rendez-vous. Je l'ai vue se débattre quand l'homme en noir a voulu soulever sa jupe. Mais je ne saurais pas dire si, après son forfait, il l'a poussée dans le vide ou si le pied de la mignonne a glissé sur la terre noire du chemin. On a repêché avec beaucoup de difficultés, quelques heures plus tard, son corps disloqué en bas de la falaise. On n'a jamais su la vérité. Les anciens ont dit que c'était la faute à l'Ankou.
Depuis, les villageois prétendent que l'endroit est maudit et ne s'aventurent plus sur le GR34. Nul n'enlève la vilaine mousse grise et rase qui me souille. Je me contente de servir de halte à de rares touristes. Il y en a parfois qui pique-niquent en regardant au loin le passage des bateaux de pêche, et, à leurs pieds, en bas de la falaise, les cormorans noirs qui sèchent leurs ailes déployées sur l'écueil fatal, émergé à marée basse.
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