Le mardi 31 du mois d'août 1880, un doux vent de fin
d'été soufflait sur la place de Plougonven. C'était jour de marché. Des femmes
de tous âges circulaient entre les étals, en quête de bonnes affaires. À part
quelques vieux, les hommes y étaient rares, car la plupart d'entre eux travaillaient
dans les champs. Certains étaient descendus sur la côte avec leurs charrettes tirées
par de robustes chevaux pour récolter sur la grève de l'engrais marin, ce guano
exceptionnellement riche, capable de fertiliser les terres les plus pauvres de
la commune. L'atmosphère embaumait d'un mélange d'arômes de bois des sabots
neufs, d'osier des paniers proposés par les vanniers, se mêlant au parfum âcre
du chou. Ça caquetait du côté des vendeuses de volailles, proposant dans des
cages grillagées, quelques derniers poussins de poules ou de canards, mais
aussi des coqs vigoureux, de jeunes dindes et de rares oies. De vieilles femmes
au regard aguerri s'arrêtaient pour juger les bêtes à plumes.
Un peu à l'écart de toute cette animation, deux fillettes
étaient assises sur un muret de schiste sous des marronniers jaunissants.
– Comment trouves-tu la nouvelle école ?
demanda Anne, la plus grande, en pointant du doigt les deux ailes récemment
accolées à la mairie. La rentrée est proche. Ils en ont de la chance, les
gamins qui vont l'étrenner.
– C'est une belle bâtisse, mais l'école, c'est pas
pour nous, répondit Catherine. D'ailleurs, nous sommes trop vieilles pour y
faire la rentrée dans trois semaines. Ni mon père ni ma mère n'y sont allés.
Ils disent que ça ne sert à rien de savoir lire et écrire, surtout pour une
fille. De toute façon, je sais compter, ça me suffit pour savoir combien je
monte de mailles pour mon tricot, combien j'ai de sous dans ma bourse et pour
vérifier la monnaie que me rendra le vendeur quand je lui achèterai du fil à
broder ou une coiffe neuve.
– Moi, ça m'aurait bien plu, et j'aurais peut-être
pu devenir institutrice. Mes frères sont capables de lire des histoires
merveilleuses, ils me font drôlement envie ! François, le plus grand, m'a
montré comment écrire mon nom, même sans modèle. Il a dit que comme ça,
j'aurais pas l'air bête quand l'officier de l'état civil me demandera de signer
mon acte de mariage. Il m'a aussi appris des rudiments de français. C'est
amusant d'échanger quelques phrases sans que nos parents nous comprennent, même
s'ils se fâchent jusqu'à parfois nous donner une taloche.
– À l'école, tu serais obligée de parler uniquement
en français, au risque d'être sévèrement punie par l'enseignant. À quoi bon
être instruit, si c'est en échange de souffrances inutiles ? On dit que
les maîtres sont méchants, que ce sont des "rouges" et pas de bons
chrétiens.
Non convaincue par les arguments de son amie, Anne haussa
les épaules, et plongea dans une rêverie peuplée de chiffres et de lettres.
Non loin de là, Yves-Marie Le Lay, un rouquin trapu âgé
de vingt ans, était installé à côté d'une marchande d'allumettes et de savons,
proposant sur le marché quelques œufs produits par les poules de sa mère. Son
regard se porta sur les deux demoiselles. Il trouva la plus petite bien jolie,
calcula : "l'an prochain, je pars à l'armée, quand je serai libéré, elle
sera encore plus avenante et en âge de se marier. Elle semble bien sage
contrairement à la donzelle aux allures délurées lui servant de copine. M'est
d'avis qu'elle fera une épouse parfaite et docile, et comme moi non plus je ne
suis pas très grand, nous serons bien assortis. Je ferai ma demande sitôt mon
retour, avant qu'un autre gars me coupe l'herbe sous le pied."
***
L'après-midi, les deux amies allèrent jusqu'au bout du
ban communal, au pied des monts d'Arrée. Elles pataugèrent dans les tourbières,
là où les linaigrettes légères ondulent au vent. En chemin, elles ramassèrent
des noisettes par poignées, les entassèrent dans leurs tabliers noués de façon
à en récolter le plus possible. Elles y ajoutèrent quelques pommes précoces
maraudées çà et là et des figues sucrées trouvées le long des sentiers herbeux.
Barbouillées de jus de mûres et griffées par les ronces, elles firent un arrêt
au lavoir de la fontaine Christ, désert en cette fin de journée. Elles s'y
débarbouillèrent le visage bleui par les fruits et nettoyèrent les écorchures
de leurs bras et leurs mains endoloris.
Soudain, Catherine se mit à pleurer :
– Y a du sang qui coule entre mes jambes et j'ai
taché mon jupon. Maman va me gronder !
– Quelle godiche ! se moqua Anne. Tu as tout
simplement tes règles et cela se reproduira tous les mois. Ça veut dire que tu
quittes l'enfance et que tu vas pouvoir faire des tas de mômes à un mari
égoïste rêvant d'une progéniture nombreuse. Ta mère t'expliquera comment te
protéger pour ne pas souiller tes vêtements.
Devant l'air nigaud de Catherine, elle éclaboussa son
amie.
– Maintenant que tu es toute mouillée, tu ne te
feras pas corriger pour rien !
Vexée, la fillette poussa Anne qui glissa dans le lavoir
où elle tomba en arrière en faisant un grand plouf. Aussi trempée l'une que
l'autre, les deux gamines éclatèrent de rire.
– Au moins, nos mères auront une bonne raison de
nous punir, car il est trop tard pour avoir le temps de sécher. Ma coiffe est
toute ramollie, on dirait une lavette à vaisselle, soupira Anne, réalisant
seulement l'étendue des dégâts.
Trois garnements qui avaient assisté à la scène cocasse
surgirent de derrière les buissons où ils étaient cachés.
– Ouh ! les pissouzes ! ça va barder, ce soir, chez
les Bellec et les Salaün. Ouh ! s'écrièrent-ils en s'enfuyant comme une
envolée de moineaux.
– D'où qu'ils sortent, ceux-là ? Ils n'ont rien
de mieux à faire que d'épier les filles ?
– M'est d'avis qu'ils nous suivent depuis un moment,
répondit Catherine. Ça va causer, dans le bourg, et nous allons être la risée
de tout Plougonven. N'empêche, qu'est-ce que j'ai mal au ventre !
– Fallait pas te goinfrer de mûres, se moqua Anne.
En outre, tu n'aurais pas eu besoin de te laver, et on n'en serait pas là,
trempées comme des quignons de pain dans la soupe.
Frigorifiée par un petit noroît qui venait de se lever et
accumulait les nuages dans le ciel, chacune regagna sa famille où, bien sûr,
une mémorable bastonnade leur fut administrée. Cependant, Marie-Vincente
consola sa fille quand celle-ci lui expliqua avoir voulu se laver du sang de
ses premières menstrues.
(Catherine et les Bretons, 1er chapitre)
La suite, la suite !
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