mercredi 9 décembre 2009

Le denier du rêve (2/4)

Toute à ses pensées et occupée aux tâches domestiques, c'est à peine si elle entendit le père rentrer de sa longue journée de pêche. Il était de fort mauvaise humeur comme l'indiquait sa brusquerie inhabituelle.
- Quelle inconscience ! Un individu à l'allure diabolique voulait traverser la rivière ! Elle est si forte ce soir que j'ai refusé, mais il insistait, le bougre ! Déjà que je n'ai pas pêché dans les courants si dangereux ces temps-ci. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas sorti le moindre poisson des mortes où j'ai lancé mon filet. Qu'est-ce qui peut bien pousser ce grand diable noir à passer la Moselle à cette heure ? J'aimerais bien le savoir !
Jeannette, désireuse de disculper La Leuquoise, lui conta sa rencontre…
- Comment as-tu pu faire confiance à cet inconnu ?
- Mais… c'est que… il avait l'air si gentil et… et il ma parlé si doucement ! Il avait l'air d'un ange ! Il m'a même donné une petite pièce du duché, disant qu'elle me porterait bonheur !
- Donne-moi cette pièce, ma Jeannotte !
Calmé et incrédule, il haussa le épaules.
- Un ange…
Jeannette, dépitée, se résigna à donner la piécette au père. C'est le cœur gros qu'elle se remit à la tâche. Mais au fond d'elle-même, elle restait convaincue que le mystérieux La Leuquoise ne pouvait être qu'une créature divine !

Le soir venu, le père s'était endormi dans le vieux lit dont il n'avait pas même pris la peine de tirer le rideau, la piécette calée au creux de sa grosse main calleuse. Tandis qu'il ronflait bruyamment, Jeannette achevait de s'activer à la souillarde. Elle savait que la mère ne rentrerait pas encore ce soir. Ses petits frères dormaient d'un profond sommeil sur une paillasse, calée dans un coin de la pièce contre la roche humide.
Sa tâche terminée, elle souffla la bougie vacillante et s'installa sur la petite chaise à côté de la porte. Elle écoutait la pluie qui s'était remise à tomber, ruisselant sur le toit de l'appentis et dégoulinant sur le sol détrempé. Elle n'avait pas sommeil et rêvait à la ville, enviant le sort de Ninon qui y travaillait. Elle s'était enfin assoupie dans un sommeil agité, entremêlé de rêves.
Un bruit de pas sourds dans la boue l'éveilla autant que le froid du petit matin qui commençait à poindre. Quelqu'un gratta à la porte.
- C'est moi… La Leuquoise. Ouvre, petite !
Jeannette, apeurée, se calla sans bouger derrière la porte.
- Ouvre, je sais que tu es là…
- Que me voulez-vous ?
- Si tu me guides pour aller à Toul, je ferai de toi une damoiselle. Il ne faut pas qu'on me voie. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.
La voix était douce et rassurante. Jeannette qui avait perdu la pièce porte-bonheur hésita, mais se dit qu'elle ne devait pas laisser passer cette seconde chance. Elle mit sur ses épaules son lourd mantel à capuche et ferma doucement la porte derrière elle pour ne réveiller personne dans la masure endormie.
La pluie avait cessé de tomber et une brume légère montait dans la vallée encore engourdie. Du côté de Nancy, le ciel commençait à pâlir par dessus les collines.
- Mais qui donc êtes-vous ?
- Je suis au service de Monseigneur Pierre, notre bon Évêque. À Nancy, on me croit homme du Duc Charles. J'écoute, dans les tavernes, à l'affut des complots qui se trament. Je dois être à la ville avant ce soir, de crainte d'être démasqué. Je sais qu'à Toul, je pourrai franchir la rivière.
Elle lui prit doucement la main.
- Je connais un raccourci mais le chemin est mauvais. Il va falloir être prudents !
Les dernières étoiles s’éteignaient une à une dans le bleu de l’aube naissante quand, arrivé devant l'église, l’homme en noir quitta la main de la fillette.
- Attends-moi là sans bouger. Je reviens…
- Où allez-vous ?
- Chut, un ange a aussi besoin de faire ses prières…
Un coq s’égosilla là-bas dans le village, comme en répons au grincement de la grosse porte cloutée du saint lieu.
Accroupi derrière une tombe du petit cimetière paroissial, Collignon n’avait rien raté de la scène. Le Gros Collignon, qui était un peu sacristain, un peu sonneur de cloches, traînait dès mâtines dans le coin de l’église. Le curé l'avait pris sous son aile et lui donnait sa soupe et son vin quotidiens contre de petits services ici et là.
Il se demandait ce qui pouvait bien se tramer à cette heure entre la Jeannette, cadette du Didier Grandidier et cette mystérieuse silhouette noire.
Une ombre furtive prit à nouveau la fillette par la main…. Déjà de gros nuages se profilaient sur l’horizon, préparant de nouvelles averses pour la journée. Un timide angélus dont les notes ondulaient par-dessus les toits se mit en branle au clocher tandis que deux silhouettes se déplaçaient d’un pas pressé.
- C’est par là, tout droit... Juste après le grand saule, le sentier s’enfonce dans le bois. Le chemin mène à Toul…

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