jeudi 16 mai 2013

Qui voit Groix...


Pour nous, Lorrains, aller à Groix signifie traverser la France et franchir ensuite un petit bout de mer.

Le bateau a été réservé, il s'agit de ne pas le rater. Il faut compter huit à neuf heures de route suivant l'option de trajet, sans compter les arrêts et les imprévus. Nous avons donc pris l'habitude de prévoir une marge très large. De ce fait, il nous arrive d'être très en avance et parfois de pouvoir changer notre billet pour une traversée plus précoce. Si c'est généralement possible pour les passagers, ce n'est pas toujours le cas pour la voiture, surtout en période d'affluence. Cette fois, nous avons décidé de rouler de nuit. Nous espérons ainsi une circulation moins dense et surtout moins de camions. Comme nous partons après diner, nous n'aurons pas à chercher un endroit pour manger. Il fait doux en ce tout début de juillet. Le solstice d'été étant à peine passé, le soleil couchant éclaire un long moment l'horizon en face de nous. Il disparait peu à peu derrière les collines, illuminant le ciel de ses feux pourpres, orangés et dorés. On dit que la route est dangereuse entre chien et loup. Néanmoins, le chauffeur est prudent et cela permet de s'habituer progressivement à la nuit qui s'étoile progressivement. Simple passager, je n'ai pas besoin de guider le pilote, il connait bien la route. Je résiste néanmoins à l'assoupissement qui m'envahit en écoutant les émissions tardives de France Inter ou un CD de musique celte parmi lesquels Loreena McKennitt a mes préférences, mais que je sacrifie au profit de Carmen plus tonique. Des arrêts réguliers vident nos vessies et la thermos de café. Un fruit, une madeleine ou une barre de céréales constituent nos modestes agapes. Je lutte pour que mes yeux ne se ferment pas, culpabilisant si je m'endors, faussant ainsi compagnie à mon voisin. Ma nuit est entrecoupée de demi-sommeils et de moments d'éveils que je m'efforce de prolonger. Le petit matin est le moment où il m'est le plus difficile de lutter contre les paupières lourdes. Je devine soudain le ciel qui pâlit et blanchit lentement derrière nous, tandis que les étoiles, s'éteignent l'une après l'autre.

Je me souviens avec amusement notre premier voyage nocturne, il y a une trentaine d'années. Nous avions chargé la voiture prévoyant un départ tôt le lendemain matin. Les enfants étaient tout excités à l'idée du départ et il faut reconnaitre que nous aussi. Nous avions déjà diné. Et si nous partions ce soir ? Nous étions prêts et éviterions ainsi de perdre du temps aux réveils laborieux des uns ou des autres, aux toilettes même rapides, aux petits-déjeuners-vaisselle-lits à faire ! Mon conjoint aime conduire de nuit. Il prit simplement le temps d'un repos. Les enfants furent ravis de cette décision, même si le plus jeune âgé de 2 ans et demi ne l'exprima pas, car il ne parlait pas encore. Serrés tous les trois sur la banquette arrière, les enfants, dormirent peu et je me joignais aux aînées pour expliquer au benjamin que Papa allait mettre l'auto dans un bateau et qu'on allait traverser la mer. Notre surprise fut grande lorsqu'enfin, il prononça ses premiers mots par cette phrase, dite sur un ton de lasse irritation : "mais che sais, che sais tout ça !". Phrase restée dans la mémoire familiale dont que je ne suis pas sûre que ça amuse l'auteur quand, pour la énième fois, nous racontons l'anecdote à quelqu'un qui ne la connait pas !

Ce matin, nous sommes le 4 juillet 2010. Nous voici en vue de Lorient. Je dois guider mon conjoint, car depuis la dernière fois, l'embarcadère pour Groix a changé d'emplacement. Mais le trajet vers la gare maritime est bien fléché et les panneaux sont bien visibles. Nous trouvons assez facilement une place sur le parking voisin où la plupart des véhicules sont immatriculés ailleurs que dans le Morbihan. Nous y avons rendez-vous à cet endroit avec notre fille, qui arrivera de Normandie avec son conjoint et ses deux enfants.
Cependant, nous sommes très en avance. Nous envisageons de prendre un petit déjeuner quelque part sur les quais. Nos sommes un peu engourdis par le manque de sommeil qui nous fait ressentir davantage la fraicheur du petit matin dans la ville encore endormie. Le thermomètre affiche pourtant une nette remontée après une descente sous la barre des 10°C au meilleur de la nuit. Nous trouvons enfin un bar qui ouvre tout juste ses portes dans un quartier que nous ne connaissions pas ! Le café et les croissants frais, c'est à dire chauds et croustillants, sont les bienvenus ; les collations prises régulièrement durant le voyage ne nous ont pas coupé l'appétit. Nous avons encore quelques longues minutes à perdre. Nous marchons dans la ville déserte, jetant un œil régulièrement sur notre montre. Après avoir traversé le parc derrière le palais des congrès, nous flânons un peu sur le quai des Indes, à contempler les quelques bateaux de plaisance stationnés dans le petit port.
L'heure approchant, ne rejoignons le parking sur lequel notre fille ne tarde pas à arriver. Nous entassons tous les bagages dans notre voiture qui sera la seule à faire la traversée.


La billetterie enfin ouverte, nous pouvons échanger nos billets qui nous permettront de prendre le premier bateau du matin. Mon conjoint avance sa voiture dans une place réservée à l'embarquement et reste au volant. Mes petits-enfants quelque peu excités ont besoin de se dégourdir les jambes après leur voyage d'environ 4 heures. Ils courent en tous sens dans la gare et il devient rapidement nécessaire de les calmer. La nouvelle gare maritime à de vagues airs d'aéroport, avec son couloir vitré menant au quai. Nous avançons dans la file d'attente clairsemée. Le courrier, un grand bateau blanc, arrive de Groix et décharge de rares passagers, Groisillons travaillant à terre, ou venant pour quelques courses ou quelque rendez-vous à Lorient. Pas de touristes. Les employés de la compagnie maritime déchargent et chargent du matériel nécessaire à la vie de l'île, tandis que nous avançons et pénétrons dans le bateau, tenant fermement les deux enfants par la main. Nous montons sur la plateforme pour regarder les autos s'introduire dans le bateau, faisant à Grand-papa un coucou qu'il ne voit pas. Je songe aux chargements d'autrefois dans des bateaux beaucoup moins modernes. La manœuvre était délicate et périlleuse. On ne rentrait pas comme maintenant par l'arrière du bateau largement ouvert et très facile d'accès mais par le côté, franchissant une de passerelle en bois destinée à rectifier le dénivelé du quai en pente. Il fallait ensuite manœuvrer dans la cale où se rangeaient bien serrées un petit nombre d'autos, guidées par les employés de la compagnie qui les arrimaient ensuite fermement. Le camion de ravitaillement restait quant à lui à l'air libre au milieu de palettes et de conteneurs. Je songe avec mélancolie à l'Île de Groix ce rafiot, dont on peut voir la maquette au musée de Groix, qui nous mena sur l'île, mes six camarades et moi en avril 1969. C'était à l'occasion d'un stage d'une dizaine de jours, l'île ayant un grand intérêt géologique et minéralogique. La révélation de ses secrets était encore à ses balbutiements. L'Île de Groix avait du cachet avec sa coque noire et sa coursive au ras de l'eau où nous grelottions, assis sur la banquette.
À l'Île de Groix, seul bateau qui faisait alors la traversée, succédera de grands bateaux blancs, de plus en plus grands, de plus en plus modernes, mais pas spécialement de plus en plus beaux... Le Jean-Pierre Calloch tournera en même temps que le vieil Ile de Groix puis il y aura le Kreiz er Mor et enfin le Saint Tudy qui fait aujourd'hui la navette en même temps qu'un Ile de Groix quatrième du nom. De quelques voitures, on est passé à un chargement d'une trentaine de voitures et de 300 à 450 passagers. De quoi dégorger un flot envahissant de touristes et surtout d'automobiles en période estivale. Groix en août est sans comparaison avec Groix en avril surtout une quarantaine d'années plus tard.


La traversée, nous la ferons bien entendu à l'air libre afin d'observer la mer que l'on ne peut voir que par l'arrière du navire-courrier. Nous essayons de garder précieusement notre place sur le bord du bastingage. Pas question de s'assoir sur les banquettes, encore moins d'aller en cabine. Malgré le manque de sommeil, nous pourrons bien rester debout durant la petite heure de traversée, à observer le spectacle qui s'offre à nous.
Le ronflement des moteurs s'accélère et une fumée noire s'échappe soudain par la cheminée. La porte de la soute est relevée. Les amarres larguées, le bateau s'éloigne imperceptiblement de la jetée et s'engage dans la rade, ria formée par la confluence du Scorff et du Blavet. Le phare de la compagnie des Indes, sentinelle de la ville, se fait bientôt tout petit et disparait. Juste en face, de vieux navires militaires rouillés finissent leur vie en délimitant un havre où quelques voiliers de plaisance sont au mouillage. Le Saint Tudy avance paisiblement, offrant à notre vue des quais dont les activités sont trahies par les silhouettes fantasmagoriques, sur fond de silos géants, de grandes grues bleues en attente d'un navire à décharger. J'y ai vu accostés des cargos géants fraichement vidés comme en témoignait la ligne de flottaison bien au dessus du niveau de l'eau, énormes, aux vieilles coques rouillées (les navires de commerce ne sont pas toujours bien entretenus), battant pavillon peu connu, aux noms parfois illisibles, en lettres cyrilliques ou grecques. Il n'y en a pas un seul à quai ce matin et le port de commerce semble bien mort. Passé le port de pêche, apparait l'ancienne base sous-marine Keroman, formidable blockhaus de béton. Les sous-marins ont quitté Lorient depuis longtemps pour l'ile longue ou pour Toulon. Lorsqu'elle était encore en activité, je me plaisais à imaginer qu'un sous-marin puisse passer sous notre bateau, et que peut-être, je pourrais apercevoir la tourelle de l'un d'entre eux au ras de l'eau, ce qui bien sûr n'arriva jamais. Je ne suis d'ailleurs pas certaine que la profondeur de la rade à cet endroit autorise leur immersion ! Nous croisons quelques petits voiliers qui doivent éviter, parfois avec maladresse, le sillage de notre bateau, ou à défaut, être chahutés par celui-ci. Un denier port de tourisme s'étire sur notre droite - je devrais dire tribord. Le bateau fraye son chemin entre des balises colorées dont j'ignore les codes. À bâbord, la citadelle de Port-Louis veille sur la passe étroite qui ferme la rade. Des goélands juchés au sommet de chaque échauguette, véritables sentinelles vivantes, nous regardent passer avec une relative indifférence. Passé Larmor avec sa plage de sable fin au dessus de laquelle se détache la silhouette du clocher et celle du château d'eau, l'océan d'un bleu intense, s'ouvre devant nous. J'ai une sensation étrange en laissant derrière moi le continent. Sensation bizarre également à l'idée de toute cette eau sous mes pieds et de ce qu'elle peut contenir.
Arrivé dans la Basse des Bretons, le navire prend de la vitesse. Dans les Courreaux, on a parfois la chance d'apercevoir quelques marsouins que le capitaine signale aux passagers. Souvent fugaces, ils s'ébattent en surface, jouant joyeusement dans le sillage du navire, puis disparaissent dans un plongeon collectif. On peut voir des bateaux de toutes tailles, simple barque avec à bord un pêcheur à la ligne solitaire, voilier élégant, bateau de pêche, gros cargo attendant au mouillage le droit d'entrer dans la rade.

Nous croisons par tribord l'Ile de Groix, un bateau presque aussi laid que son comparse, si tant est qu'un bateau puisse être laid. Grands signes de la main auxquels les rares passagers répondent. L'île, longtemps masquée devant nous par la cabine du bateau, n'apparait que tardivement. Juste le temps d'entrevoir la plage des Grands Sables au loin et les falaises bordant Port Tudy, que les moteurs réduisent leur rythme. Le bateau corne pour annoncer son arrivée, avec un "la" que mon neveu imitait à la perfection avec sa clarinette. Nous pénétrons lentement dans le port... phare-balise vert à tribord, rouge à bâbord. Les passagers s'agglutinent déjà dans l'escalier métallique, pressés d'évacuer le navire dès l'ouverture des portes. Les premières voitures débarquent déjà sur le port par le côté. Sur la jetée, une file de voyageurs attendent l'embarquement à destination de Lorient. Mais personne pour nous accueillir à terre comme c'était jadis la tradition. Nous serons seuls à la maison où nous revenons pour la première fois depuis le décès de Jean. Cela fait neuf ans. Cet été là, c'étais la dernière fois qu'on le voyait, il devait nous quitter six mois plus tard. Personne donc sur le quai où les images, fidèles, me reviennent à l'esprit. Le sourire de mon beau-frère et de ma belle-sœur, celui de leurs quatre enfants que l'on trouve inévitablement changés depuis la dernière fois, leur bonne mine à laquelle l'air marin et le soleil ne sont pas étrangers. Non, cette fois, on se retrouve tout bêtes sur la terre ferme, avec encore dans les jambes la sensation des vibrations des moteurs.



Lorient-les grues du port de commerce


Port-Louis


Larmor-plage


Entrée du Saint-Tudy à Port-Tudy


Tandis que les hommes et les enfants vont à la maison décharger la voiture bien encombrée, ma fille et moi nous "montons" à pied avec pour mission de réserver au passage à la crêperie pour le repas de midi. La pente est rude pour arriver au bourg et rares sont les cyclistes qui la montent sans mettre pied à terre. Nous constatons au passage que le bar Ty Beudeff a repris du service mais que sinon, rien n'a changé.
Comme Paule n'officie plus dans la coquette crêperie derrière la poste, notre repas sera réservé "chez Sandrine" qui lui succède un peu plus loin. Le soleil est haut dans le ciel et il fait déjà chaud. Nous quittons le bourg en longeant le lavoir, obliquons sur Clavezic, puis sur la gauche à la patte d'oie. Passé un lavoir dans les fougères, nous tournons sur la droite, évitant Kerdurand. Le hameau de Kerlobihan est à droite, juste avant Kerlobraz. Les noms de quelques directions étaient jadis peints en blanc sur la route. Il y a même encore une vieille borne Michelin à Pradino. Nous découvrons avec amusement une nouveauté : l'indication des directions, distances et durées joliment peintes sur de gros cailloux. Cette marche est un agréable avant-goût des vacances. Quand nous arrivons à la maison, les valises sont déjà déchargées. La clef était bien à l'endroit prévu, sous le pot de fleurs au pied des marches d'une amie groisillonne. Chacun installe ses pénates. Nous, dans la chambre réservée aux invités, les enfants à l'étage, au grenier-dortoir, parents d'un côté, enfants de l'autre. Nous ouvrons grand toutes les fenêtres afin d'éliminer l'odeur de renfermé résultant de trois mois d'inoccupation depuis les vacances de Pâques. Nous faisons le tour de la propriété, guettant à l'intérieur comme à l'extérieur le moindre changement depuis notre dernier séjour. Ainsi, le bateau n'est plus dans la courette, le puits a été consolidé. Un garage a été construit pour ranger le matériel encombrant : tondeuse, matériel de pêche, barbecue... Un lave-vaisselle est apparu dans le coin cuisine.

Cette maison, Jean l'avait achetée en 1970. Je lui avais fait tant d'éloges de l'île qu'il y était venu et en était tombé aussitôt amoureux. Il avait alors facilement trouvé à acheter à bas prix cette maison de pêcheur dont l'aménagement intérieur était totalement à refaire. Y avait sacrifié plusieurs années de vacances pour en faire un lieu de séjour convivial, coquet et confortable.

Nous avons douze jours devant nous pour profiter des vacances, du soleil qui ne nous fera guère défaut sinon pour une grosse averse bien mouillante le 14 juillet, alors que mon fils nous aura rejoints pour le week-end, Pour profiter de la mer qui, ma fois, n'est pas si froide que nous en avions souvenir, à condition d'entrer dans l'eau le plus rapidement possible. Les enfants vont découvrir les joies du sable fin dans le calme du matin, des vagues qui viennent détruire les châteaux ornés de coquillages, de plumes blanches et de fucus. Découvrir les plaisirs des longues promenades dans toute l'ile l'après-midi, à parcourir la lande, les rochers, les hameaux aux maisons basses couvertes d'ardoises violettes, les sentiers ombragés dans les vallons débouchant sur des criques désertes juste après un lavoir isolé, les petits concerts au dessus de Locmaria où les musiciens avaient réussi l'exploit d'amener un piano, les couchers de soleil à Pen Men, une crêperie à l'occasion. Apprendre aussi les dangers de la mer et de la côte sauvage aux falaises abruptes battues par des vagues traitres.


Plage des Grands Sables




Le thon au clocher du Bourg

Kerlivio

Pointe de Pen Men

Phare de Pen Men
(4 éclats blancs groupés puis 25 secondes)


Et puis un jour, il faut bien que cela finisse, fermer la maison, déposer la clef chez l'amie à Kerlo, reprendre le bateau et regarder depuis l'arrière du Saint Tudy, derrière le sillage du bateau, s'éloigner le port avec ses bateaux multicolores. L'ile se fait de plus en plus petite derrière nous et je souris en évoquant la remarque de ma nièce qui croyait que l'ile flottait sur l'océan...

HATOUP !



Gwen ha du

Nous n'y sommes pas retournés depuis lors mais il reste les souvenirs, les nombreuses photos que j'ai prises sans modération et quelques modestes croquis.

Pointe des Chats

2 commentaires:

  1. Il n'y a pas à dire, ça donne envie d'y aller faire un tour (je me suis arrêté à Port Louis à l'époque où mon beauf' était marin pompier à la base de Lorient, je reconnais certains endroits pris en photo entre le port et la rade, comme les vaisseaux militaires réformés, le fort...).
    Merci pour ce beau texte...

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    1. Merci d'être monté à bord, Bob, et d'avoir fait un bout de chemin avec moi !

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