jeudi 25 avril 2013

La micheline Metz-Batilly (3/3)




Le soir, je sors du lycée vers 18 heures. Je fais cette fois seule le chemin jusqu'à la gare, mon amie ayant la chance d'avoir un train beaucoup plus tôt que moi qui ne dispose que d'un aller et retour quotidien. Après avoir contourné la grande poste par la place Mangin, il faut traverser la vaste place de la gare. La pendule de la tour accuse une avance de deux petites minutes. J'ai du temps devant moi et même si je me déplace assez machinalement, je ne prends pas de risques en croisant le flot de circulation où se mêlent autobus, taxis et voitures particulières. Le passage piéton central, matérialisé par de larges bandes peintes en jaune; mène droit au grand hall des départs. C'est à peine si je prête attention au "kôlossal" bâtiment aux allures de cathédrale romane. Les voyageurs pressés venus des quatre coins de la ville y pénètrent en ordre dispersé par une large entrée aux lourdes portes toujours ouvertes. Je m'attarde au kiosque de la presse, cherche au tourniquet le livre qui m'aidera à faire passer plus vite le trajet du retour. Les modestes "Livres de Poche" ou "J'ai Lu" sont une création récente facilement accessibles à mon argent de poche. Il m'arrive exceptionnellement de céder à la tentation d'une revue, d'un "Salut les Copains" dont je commence à me lasser. J'enfouis mes achats dans mon gros sac déjà bien lourd ; toujours indécise, j'achète rarement un seul ouvrage ! Je me dirige vers le quai où l'autorail attend en silence. L'absence de chauffage rend plus âcres les odeurs de tabac froid et de sueur. Je m'installe près d'une fenêtre, de préférence en sens contraire de la marche car j'aime voir le paysage s'enfuir à l'arrière du train. La banquette revêtue de simili cuir beige est un peu dure et je dois me caller au fond de mon siège pour ne pas que mes genoux touchent ceux du passager qui s'installe en face de moi. Le moteur se met soudain à ronfler, les lumières hésitent au plafond et la bouche de chauffage souffle un air froid sur mes pieds. Le wagon se remplit petit à petit. Mon voisin déploie le Républicain Lorrain ; de l'autre côté du couloir central, un passager s'affaire dans un gros dossier posé sur ses genoux ; un autre allume une cigarette qui dégage de jolies volutes au dessus de nos têtes avant de se disperser et de se mêler à la fumée d'autres fumeurs. L'odeur aromatique du tabac clan se mêle avec harmonie à celle du menthol d'une cigarette blonde donnant au wagon une ambiance de salon. L'autorail s'est empli progressivement quand soudain les portières claquent ; un sifflement résonne sur le quai qui s'éloigne doucement. Il est exactement 18 heures 45. Un ciel étoilé succède à la verrière. Les lumières de Metz illuminent la nuit. Le train accélère et atteint bientôt sa vitesse de croisière ponctuée de quelques grincements au passage des aiguillages.

Nous circulons sous les mêmes tunnels que le matin mais derrière les fenêtres du wagon la vue sur la ville dans la nuit est bien différente de celle du matin. Au triage du Sablon, les silhouettes sombres des trains de marchandises immobiles sont comme de grosses chenilles fantomatiques. Voici la Moselle à nos pieds, sombre et inquiétante, reflétant la micheline dont les éclairages glissent en contrebas sur l'ombre noire du pont. L'autorail ralentit et s'arrête à Longeville puis à Moulin dont les gares sont mal éclairées par une ampoule souffreteuse protégée par un simple abat-jour blanc écaillé. Sur le quai, leur chef de gare annonce d'une voix brève le nom de la localité. Quelques voyageurs qui avaient à peine eu le temps de s'installer descendent, avalés par l'obscurité. Chassé croisé de voyageurs à Châtel-Saint Germain où les travailleurs messins échangent leurs places avec les ouvrières de Zambetti. Le démarrage est parfois délicat et la micheline doit s'y prendre à deux fois avant de réussir son départ dans un violent crissement d'essieux et un dégagement d'une fumée épaisse et noire par la cheminée. Nous remontons le vallon dans la forêt sombre qui renvoie dans les vitres obscures le reflet trouble de mon visage. Cahin-caha, nous franchissons le dernier pont qui enjambe la route nationale et surgissons sur le plateau. Sur la route qui longe la voix ferrée, les voitures aux phares jaunes dépassent le train qui ralentit. Les lueurs du village apparaissent derrière le passage à niveau baissé. J'entrevois les lumières de notre maison et plus particulièrement celles de la cuisine où Maman doit préparer le repas. Il est 19 heures 15.
Je me couche vers minuit, après avoir fait mes devoirs, terminé le chapitre du livre commencé dans le train, et non sans avoir chipé dans le frigo une rondelle de saucisson arrosée d'un verre... de lait cru.

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Le samedi, je quitte le lycée à midi et je dois encore me dépêcher pour attraper la micheline de "midi" ! Arriver essoufflée sur le prestigieux quai numéro un pour y voir l'arrière du train tout au bout du quai est exaspérant. Mais j'ai alors tout loisir d'admirer tranquillement le fameux quai, d'en descendre calmement les marches de granite rose aux parois ornées d'entrelacs et de m'attarder dans la salle des pas perdus. Je dispose de quatre heures pour trainer en ville avant de prendre un autocar des Rapides de Lorraine à la gare routière, place Coislin ! Le plus sûr serait de manger à la cantine du lycée, à Barbot, mais comme je n'ai aucune camarade pour m'y tenir compagnie, toutes ayant davantage de trains vers leur domicile, j'y renonce. Je préfère me hâter entre le lycée et l'arrêt de l'avenue Joffre pour y attraper l'autocar qui démarre de la gare routière à l'heure exacte où la sonnerie du lycée retentit. C'est alors une course contre la montre, assez facile à gagner, à condition de quitter la classe au premier retentissement du signal, avec l'autorisation préalable du professeur.

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La ligne Batilly-Metz a finalement bel et bien été remplacée par un service routier et sa voie est en partie déferrée. Le tronçon entre Châtel-Saint Germain et Amanvillers a été aménagé en voie verte où le ballast grossier constitue encore localement un mauvais revêtement. Les petites gares qui se ressemblaient toutes ont subi des sorts différents. Certaines ont été vendues et transformées en coquettes maisonnettes dans un environnement où l'on devine à peine leur vocation initiale. À Amanvillers, un lotissement a fait place au site ferroviaire méconnaissable.
Mais la vieille dame respectable qu'on appelait "micheline" reste le symbole d'un transport populaire dont les anciens usagers évoquent le souvenir avec mélancolie. Je fais partie de ces gens !

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