Récit (1er prix du concours ADPFL 2012)
Je cours à toute vitesse en direction de la gare...
Comme chaque matin, j'ai juste eu le temps d'avaler le bol de thé et la biscotte beurrée que Papa a préparés pour mon petit déjeuner, d'enfiler mon manteau et d'empoigner mon gros sac de demi-pensionnaire. Je dévale les escaliers, claque la porte vitrée qui se plaint de ma violence et me retrouve propulsée dans la fraîcheur matinale de la rue mal éclairée par quelques vieux lampadaires.
Nous sommes au milieu des années 60. J'habite au premier étage d'une petite maison, ancienne gare d'Amanvillers il y a très longtemps, réhabilitée au rez-de-chaussée en bureau de Poste. Sur la façade, une pancarte en bois bleu porte l'inscription "Postes et télécommunications", nouvelle dénomination succédant aux "Poste Télégraphe Téléphone" détournés par dérision en "Petit Travail Tranquille". Travail qui consiste pour Papa à se lever très tôt six jours sur sept pour recevoir les fonds et le courrier, à quitter son bureau à l'heure du diner après avoir terminé sa comptabilité, ayant dû entre temps satisfaire les mesquineries d'une administration tatillonne et les récriminations de clients grincheux. Un quai longe encore l'arrière du bâtiment qui donne sur une voie désaffectée. Sur le même quai, un entrepôt inoccupé attise ma curiosité mais je n'ai jamais réussi à entrevoir, entre les planches de bois disjointes des portes, qu'un hall irrémédiablement vide. Dès le début de l'annexion de la Moselle, les Allemands avaient construit une imposante gare douanière de l'autre côté des voies. Elle fut détruite en septembre 1944, lors de la bataille de Metz. Pour la remplacer, la nouvelle gare s'est installée... à l'emplacement de l'ancien bureau de poste. J'habite donc à la Poste, ancienne gare et prend chaque jour le train à la gare, ancienne Poste.
Tout cela ne me préoccupe pas ce matin alors que je cours pour attraper le train de 6 heures 45. Bien qu'il serait plus rapide et plus court de traverser les rails, c'est hors de question mais je ne jurerais pas ne l'avoir jamais fait. Pour atteindre la gare, il faut donc franchir le passage à niveau, puis longer la route nationale menant à Saint-Privat avant de pénétrer dans la gare par l'entrée principale. Là, le chef de gare vérifie les billets pour laisser les passagers franchir la porte d'accès au quai. Comme nous ne sommes pas très nombreux à prendre le train au village, il nous connaît tous et, sachant bien ceux qui sont en règle, jette un regard distrait à nos titres de transport ! Les lycéens ont un abonnement annuel matérialisé par deux cartes glissées dans une pochette à deux volets en plastique vert imitant vaguement la peau de lézard. L'une justifie du droit annuel et de l'identité du bénéficiaire ; l'autre est remplacée à chaque échéance trimestrielle. Les travailleurs ont une carte hebdomadaire dont ils détachent à chaque trajet un ticket rose marqué en grosse lettre noire de l'initiale du jour.
Normalement, les barrières sont encore levées quand j'arrive au passage à niveau. Le chef de gare ne les baisse que lorsque la micheline qui vient de Batilly est déjà à quai. Et quand je sors de la maison, l'autorail émet dans le lointain un retentissant "tiu-tiuuu" comme pour dire aux voyageurs "me voilà, préparez-vous !" et apparaît après le virage, à l'entrée du village. Si nous ne sommes pas très en avance et que le train est en vue, nous ne faisons pas le détour par la gare et arrivons directement par le quai. Tolérant, le chef de gare "ferme" les yeux car ça l'arrange bien, lui évitant de perdre quelques instants précieux à vérifier les billets de quelques retardataires au moment où le train entre en gare et s'immobilise le long du quai en freinant bruyamment.
Ce matin, je suis donc particulièrement en retard. Je cours à perdre haleine mais lorsque que je parviens au passage à niveau, les barrières sont déjà baissées. Le chef de gare, fier dans son uniforme sombre avec sa casquette digne de celle d'un pilote de l'air, vient juste de souffler violemment dans son sifflet et de lever le "guidon de départ", feu vert autorisant le conducteur du train à prendre le départ. La micheline a déjà franchi lentement les premiers mètres, quand, me voyant lever le bras avec désespoir, son chauffeur stoppe sa machine qui grince avant de s'immobiliser, arrêtant son élan juste avant le passage. Les deux wagons de l'autorail rouge et crème sont presque pleins à l'arrivée à Amanvillers, surtout le lundi. J'aime beaucoup l'autorail Picasso ou tout autre vieux modèle qui laisse la vue libre sur l'avant. Je monte essoufflée dans le premier wagon, un peu honteuse. Le chef ferme la portière derrière moi en la claquant d'un coup sec, puis manœuvre la poignée qui émet un cliquetis sonore. Un coup de sifflet retentit dans un roulement strident. Le chef brandit en direction du mécanicien le signal autorisant à nouveau le départ de la machine.
Je dois avouer que je ne suis pas très matinale, aussi, prendre le train à 6 heures 45 est un défi quotidien. Pourtant, je le rate très rarement. Tandis que je m'installe sur le seul strapontin libre, je me dis que cette fois, j'ai attrapé l'autorail in extremis et n'aurai donc pas recours au transporteur du courrier postal. En effet, dans ces cas là, monsieur M*** me prend en charge à bord de son tube Citroën. Ce n'est pas très légal mais monsieur M*** est un homme serviable et le bureau de poste de Papa étant le dernier de sa tournée, son véhicule ne transporte plus de marchandise précieuse. Nous arrivons à Metz beaucoup plus tôt que le train. Mon chauffeur providentiel me dépose devant la gare déserte avant de se rendre au centre postal de la gare situé tout à côté, derrière la monumentale poste centrale.
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