Nous avions roulé une bonne partie de la nuit. Georges, mon mari, aimait cela car il y avait moins de circulation, on évitait les grosses chaleurs et les risques de somnolence après le déjeuner, même si celui-ci était frugal. Nous avions prévu de passer quelques jours sur l'île de Groix pendant les vacances. On espérait arriver bien avant l'heure de l'embarquement et, avec un peu de chance, prendre un bateau précédant celui pour lequel nous avions réservé nos billets, le dernier de l'après-midi par mesure de précaution.
Peu après Troyes, les essuie-glaces parvenaient à peine à rendre la visibilité acceptable tant la pluie tombait à verse. Georges avait adapté sa vitesse et pestait contre les inconscients qui roulaient à plus de cent trente, projetant des gerbes d'eau sur notre véhicule lorsqu'ils arrivaient à notre niveau. Par moment, la pluie était si intense que la voiture faisait de l'aquaplaning. Je n'étais pas très tranquille, mais évitais de le dire à mon époux pour ne pas lui communiquer mon stress. C'était un conducteur prudent, représentant de commerce aguerri, habitué de conduire quelle que soit la météo. Le déluge s'était enfin calmé quand, derrière nous, le ciel commença à pâlir à l'horizon.
- Je prendrais bien un petit café, murmurais-je, ça m'évitera de m'endormir.
- Une petite pause me fera du bien à moi aussi. Il n'y a pas beaucoup d'aires de repos sur l'A19, on s'arrêtera, quand on aura rejoint l'A10. Il te faudra patienter un peu.
Les infos à la radio, interrompues par des morceaux de musique et par les chroniques de mes humoristes préférés, réussirent à me tenir en éveil.
Quand nous pénétrâmes sur l'aire de Saran, il faisait à peine jour. Il y avait beaucoup de voitures stationnées et les camions qui y avaient passé la nuit n'allaient pas tarder à se mettre en branle. Nous nous garâmes à côté d'un gros-cul immatriculé en Pologne, à proximité d'un bosquet.
Le temps était toujours aussi maussade, avec un crachin glacial. Jeannot dormait profondément sur le siège arrière tandis que Sophie était plongée dans son téléphone portable. D'habitude, le gamin, avec l'impatience des gosses de son âge, trouvait le voyage trop long, et ne cessait de demander si on arriverait bientôt. Sa sœur, au contraire s'occupait ou contemplait le paysage sans jamais se plaindre. Nos deux enfants avaient tout juste un an d'écart. À douze et onze ans, ils se comportaient pourtant différemment. Elle ne souhaita pas nous accompagner à la cafétéria, nous lui laissâmes la surveillance de son petit frère.
***
J'ouvris les yeux, m'étirai. J'avais bien dormi.
- On est où ? demandai-je à Sophie.
- Saran, grommela ma sœur.
Ce nom ne m'évoqua rien et je dus émettre un son dubitatif. Elle précisa "juste avant Orléans", sans prendre la peine de quitter des yeux son smartphone. Orléans, ça m'interpellait et me fit penser à Jeanne d'Arc. À mon grand regret, on n'entrait jamais dans cette ville que l'on contournait par l'ouest. Je trouvais les voyages par autoroute longs et monotones. Maman me faisait envie quand elle nous racontait que dans son enfance, les routes passaient par les centres des villes. Avec ses parents et mes deux oncles, ils faisaient une étape quand le trajet était trop long. Pour aller en Bretagne, ils prenaient généralement une nuit à l'hôtel à Orléans et en profitaient pour se balader en soirée dans les rues animées.
Sophie avait toujours le nez dans son téléphone, l'attention retenue par une série diffuése sur Netflix. Quand je sortis du véhicule pour aller faire pipi, elle murmura "ne va pas trop loin", sans quitter des yeux son écran.
La fraîcheur du petit matin me saisit, et je frissonnai dans mon sweat un peu trop léger. Je n'avais pas envie de faire la queue aux toilettes, et, la tête recouverte de ma capuche, je me dirigeai vers trois arbres pelés entourant une table-banc afin de satisfaire au plus vite mon envie.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? dis-je à voix haute quand mon regard tomba sur une masse sombre au moment où je m'apprêtais à baisser ma fermeture éclair.
Je m'approchai précautionneusement, quand la forme bougea.
- Ça alors ! Un chien…
Un animal au pelage noir se redressa. Nous nous regardâmes un instant, les yeux dans les yeux. Je connaissais assez les chiens pour savoir qu'à la façon dont il remuait la queue, celui-ci ne me voulait aucun mal. Notre dernier toutou prénommé Brutus, un Briard un peu tout fou, venait de mourir cet hiver. Il me manquait.
Je scrutai les alentours, il n'y avait pas âme qui vive, personne ne s'intéressant de près ou de loin à l'animal attaché à une table de pique-nique par une vilaine corde très courte. Il était sans collier et semblait avoir faim. Je sortis de ma poche un reste de biscuit qu'il dévora avec gloutonnerie. Quand je l'eus détaché, il me sauta gaiement dessus, laissant des traces de boue sur mon jeans.
- Viens, on va faire le tour du parking, on va le retrouver, ton maître, lui proposai-je après m'être enfin soulagé.
Personne ne connaissait ce chien, manifestement, tout le monde s'en foutait, et avait hâte de s'engouffrer dans la station ou de reprendre la route.
- Bah, puisque c'est ainsi, Gilbert, on va te prendre avec nous.
Je l'avais appelé spontanément comme ça, à cause du livre de Gilbert Cesbron Chien perdu sans collier que la dame de la bibliothèque m'avait conseillé. Sauf que dans le bouquin, il n'était pas du tout question de chien et que j'avais été déçu.
Je tournai entre les voitures pour retrouver enfin l'emplacement où nous étions stationnés, mais il n'y avait plus notre voiture à côté du monstre polonais.
- Ben, nous v'là beaux, mon pauvre Gilbert. Deux chiens perdus sans collier ! Mais t'inquiète, j'ai pas les deux pattes dans la même basket, on va se débrouiller. La mer est au bout du chemin. Croix de bois, croix de fer, si j'mens, j'vais en enfer.
***
- On peut démarrer, dis-je à Georges quand nous regagnâmes notre véhicule. Ça va, derrière ?
Un grognement sourd me parut être une approbation. Je ne me retournai pas, affairée à caler dans la boite à gants le paquet de bonbons que je venais d'acheter.
- Mamaaaan, Jeannot ! hurla soudain Sophie. Il est… il n'est pas…
En me retournant je constatai l'absence de l'enfant. Georges voulant faire de même, la voiture fit une embardée qui aurait pu avoir de graves conséquences s'il y avait eu davantage de circulation à ce moment précis.
- C'est pas possible ! s'exclama-t-il. On l'a oublié sur l'aire de Saran. Et on en est déjà loin !
Je traitai Sophie de tous les noms d'oiseaux de la création. Je ne pouvais m'empêcher de lui crier après, comme si ça allait ramener notre enfant sur le siège arrière de la voiture. Elle tentait de se disculper, affirmant qu'elle n'était pas la seule fautive, que des parents dignes de ce nom n'auraient jamais oublié leur fils de 11 ans sur un parking. Je l'aurais bien giflée si ma ceinture de sécurité n'avait rendu le geste impossible.
- Bon, on se calme, intervint Georges avec fermeté. Ça ne sert à rien de gesticuler et de crier, on va faire demi-tour, et on le retrouvera. Jeannot n'est pas tombé de la dernière pluie, il nous aura attendu là où on l'a laissé, logique, non ?
Je haussai les épaules, les larmes brouillaient ma vue. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé ! J'imaginai le pire, qu'il se soit fait renverser par une voiture, enlever par un sale type ou violer puis assassiner par un pédophile.
- Puisque tu ne quittes pas ton téléphone, Sophie, tu vas appeler la station-service. Tu trouveras le numéro… aire de Saran.
Car bien sûr, comme d'habitude, ma batterie était H.S., ce que Georges, pour une fois, n'osa pas me reprocher. Notre fille, totalement déboussolée, tremblait, s'embrouillait. Quand enfin la communication fut établie, j'expliquai notre cas, disant qu'on arriverait bientôt sur place.
Georges fit demi-tour au péage suivant. Des bouchons ralentirent la circulation aux abords d'Orléans, me faisant trépigner d'impatience. Nous arrivâmes finalement à destination après un temps qui m'avait paru interminable.
Pas de Jeannot en vue ! Personne à la station n'avait remarqué un enfant tout seul.
Un serveur de la cafétéria nous apprit qu'un gosse avec un chien avait été conduit au poste de gendarmerie de la sortie Orléans-centre. L'alerte devait déjà être annoncée sur les portiques. Le jeune homme avait servi un chocolat bien chaud au garçon frigorifié qui avait partagé ses croissants avec son animal.
- Une belle bête, ce Gilbert.
- Un chien ! Gilbert ! Nous écriâmes-nous tous les trois d'une seule voix !
Pourtant, la description du môme correspondait bien au nôtre.
Nous rejoignîmes notre voiture, vérifiant que Sophie était bien à bord, prîmes la route jusqu'à la sortie indiquée, en nous énervant quelque peu tant la circulation sur les 4 voies était dense.
Jeannot discutait tranquillement avec la jeune gendarme à qui il avait été confié. Il était effectivement accompagné d'un gros chien noir qui dormait paisiblement à ses pieds.
- Maman, Papa ! Gilbert nous accompagne ! J'espère qu'il n'aura pas le mal de mer sur le Saint Tudy. Avec le temps qu'il fait, ça va remuer à la sortie de la rade.
Quant à moi, j'espérais que nous n'arriverions pas trop tard pour embarquer et faire la traversée sur le bateau initialement réservé.
Il fallut malgré tout payer un supplément pour le nouvel ami de notre fils !
Bon, ça finit bien. J'ai eu peur !
RépondreSupprimerC'est vrai que j'aurais pu en faire un thriller.
SupprimerLes fondamentaux sont là. Mais le thriller demande de la méchanceté envers ses personnages.
RépondreSupprimerExact.
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