vendredi 14 juin 2024

Nuits de pleine lune au cloître

(Une histoire fantastique, parue dans ET n°183, spécial sorcellerie en février 2023)

 
    Passé le flamboiement du coucher du soleil, puis la magie de l'éphémère heure bleue, le ciel vira au marine et se constella d'étoiles de plus en plus nombreuses, de plus en plus brillantes. Les oiseaux, après une courte symphonie harmonieuse, regagnèrent leurs caches nocturnes, abandonnant la ville à un calme soudain, rompu brièvement par le chant flûté d'un rossignol. Les citains se calfeutrèrent dans leurs masures serrées les unes contre les autres au nord de la rue Michâtel, tandis qu'au sud, les chandelles s'éteignaient peu à peu dans les somptueuses maisons canoniales. Après les complies, les clercs se retranchèrent en silence dans leurs étroites demeures. L'évêque, resté seul un dernier instant pour une ultime prière dans sa chapelle, se glissa dans le jardin de l'évêché. Son ombre furtive gravit le perron de sa noble demeure et s'évanouit sitôt la porte refermée. Tout était paisible dans Toul enfermée dans ses remparts. La cité s'était endormie.
   Une grosse lune rousse se leva doucement. Vue depuis la cour du palais épiscopal, elle semblait posée sur une tour de la cathédrale semblable à un bilboquet géant. 
   Le souffle léger qui avait balayé les rues au crépuscule de ses tourbillons tièdes se calma.
   La cloche du campanile égrena douze coups cristallins auxquels la sonnerie plus mate de la collégiale répondit en écho. Dérangée par la vibration, une chouette s'envola et se posa sur le bec du pélican, la plus haute statue de la façade. Surpris, le gros volatile s'ébroua, chassant l'intruse, puis il s'élança dans le vide en planant, délaissant son socle de pierre et le petit personnage humain posé à ses côtés, sous le regard étonné des oiseaux du pinacle. Il fit un vol souple, s'éleva le long de la tour nord, doucement pour ne pas déranger le couple de faucons pèlerins en pleine couvaison, frôla le campanile de la boule d'or, contourna le chevet puis le transept sud, avant d'atterrir sur la margelle du puits au centre du cloître où il s'immobilisa après avoir battu une dernière fois des ailes. Il tourna la tête à droite, puis à gauche, avant de s'immobiliser.
    - Que vient faire cet intrus dans notre domaine ? murmura l'aigle, mécontent, en descendant de son perchoir. 
   Il atterrit à côté de son rival, mais celui-ci, indifférent, se contenta de claquer du bec. Le bruit faible et sec n'échappa pas aux trois lions. Ils avaient l'ouïe fine ! Ils rugirent de concert, mais sans agressivité, aussi leurs avertissements passèrent pour des bâillements qui laissèrent les deux oiseaux impassibles.
   En revanche, le chien se montra plus vindicatif. Il sauta lestement à terre, suivi à bonne distance par le chat, toutes griffes dehors. 
   – Enfin, on va pouvoir s'amuser déclarèrent le bourgeois, le moine et le chanoine, perchés sur trois piliers contigus.
   – Rejoins-nous, manant, déclara ce dernier en interpellant le quatrième humain, un pauvre hère qui les fixait avec envie. J'ai du gris des belles vignes de Lucey dans mon tonnelet. On va faire la fête. Que dirais-tu d'une tranche de cochon ou d'agneau grillé ?
   Mécontents du sort que les anthropoïdes leur réservaient, les deux animaux visés se réfugièrent dans une galerie du cloître, invitant chimères et bêtes fantastiques à prendre leur défense. 
   Finalement, après avoir fait la paix, toutes les gargouilles se retrouvèrent en bas, hormis la chauve-souris diabolique, ricanant dans l'angle nord. Ce fut une folle nuit de ripailles sous la lune, durant laquelle on dégusta en brochettes des cuisses d'oiseaux de nuit, moyen-duc et chat-huant, dont la fadeur de la chair fut relevée par des herbes aromatiques, thym, marjolaine, sauge, hysope, récoltées sur place. Le vin fit tourner les têtes des animaux, peu habitués à ce breuvage. On assista même à la danse effrénée d'un lion et d'un cheval.
 
   Alors que l'horizon commençait à blanchir et que petit à petit les étoiles palissaient, le carillon entama dans la tour sud l'appel pour les laudes. Tout le monde reprit sa place dans un confus bruissement d'ailes et martèlement de sabots. Soudain, de gros nuages noirs envahirent le ciel. L'orage ne tarda pas à éclater, déversant des trombes d'eau, effaçant les traces laissées au sol par les noctambules. Redevenus pierre, ceux-ci reprirent le rôle pour lequel ils avaient été conçus : éliminer le ruissellement de la pluie sur les vieilles tuiles des trois galeries et de la salle du chapitre. 
 
***
 
   Le ciel était bien dégagé quand, quatre semaines plus tard, un rayon de lune chatouilla l'œil du pélican. L'oiseau battit de l'aile, avant de tenter de se rendormir. En vain.
   – J'étais dans mon premier sommeil, mais maintenant, c'est fichu, soupira-t-il. 
   Il repoussa du bec le petit humanoïde qui lui tenait compagnie, comme l'aurait fait une cigogne venant de pondre un œuf clair, et prit son envol. Il fit trois fois le tour du monument où toutes les statues étaient assoupies, avant de terminer sa course dans le cloître sur le dos du singe en émettant un discret grondement. Surpris, le primate poussa un cri strident qui réveilla tout le peuple claustral.
  En sautant en bas de son pilier, le moine s'empêtra dans son froc, laissant échapper la cruche qu'il tenait à deux mains sur son épaule. Le récipient roula comme un ballon. Ce fut le point de départ d'une folle partie de balle au pied à laquelle participèrent les vingt-deux gargouilles, réparties en deux équipes. Le diable, resté perché dans l'angle nord, ricanait en comptant les points sur ses doigts crochus. Les deux entrées opposées du jardin servirent de but, dont l'une maladroitement gardée par le vilain. Une vraie passoire ! Mais il n'en avait cure et, chaque fois que le projectile lui passait entre ses jambes maigres, il riait de toutes ses dents… qui se limitaient à une unique incisive. De mémoire de gargouille, on ne s'était jamais autant amusé dans ce saint lieu habituellement réservé à la méditation.
  Épuisés et moites, tous regagnèrent avec peine leurs perchoirs quand la cloche égrena cinq coups cristallins dans son clocheton. Le pélican venait à peine de quitter le puits sur la margelle duquel il reprenait son souffle quand les moines du chapitre défilèrent à la queue leu leu, traversant d'un pas souple la galerie occidentale pour se rendre dans l'édifice où ils pénétrèrent par le transept sud. Ils étaient si absorbés par leurs dévotions, qu'aucun d'eux ne remarqua que les plantes de l'herbularium avaient été piétinées. 
 
  Le même scénario se reproduisit régulièrement jusqu'au jour - ou plutôt une froide nuit d'hiver - où toutes les gargouilles de la cathédrale s'étaient donné le mot : "– Rendez-vous au cloître, à minuit !". Il devint impossible de se mouvoir dans cet espace trop petit pour tant de créatures. Une vraie boîte de sardines ! Pas question d'y faire des brochettes ni d'y donner des coups de pied dans quoi que ce soit.
   – Puisque c'est ainsi, pleurnicha le pélican, je vous abandonne et regagne mon repaire. On ne sut jamais qui avait vendu la mèche, mais l'information s'était propagée comme une traînée de poudre. 
 
   Dans son coin, le diable en rit encore, cachant sa tête hideuse derrière ses ailes membraneuses, enserrant dans ses griffes acérées un petit humain tentant de terrasser son geôlier avec sa lance en forme de croix. 
 
   Au plein cœur de l'hiver, lors d'une réunion du chapitre, un chanoine insomniaque dont la maison canoniale se trouvait de l'autre côté du parvis, confia avoir entendu des bruits suspects dans le cloître lors des nuits de pleine lune, et avoir vu un vol d'oiseaux en V survoler l'édifice. La saison excluant une migration de grues ou d'oies sauvages, on ne le crut pas. Mais il insistait et on le prit pour un possédé du démon. On le soumit à d'atroces tortures, et comme il ne reniait pas ses affirmations, il fut accusé de sorcellerie et pendu à un gibet derrière la porte Malpertuis, par un petit matin glacial agité de violentes bourrasques de neige.
 
   Dans l'angle nord du cloître, le diable ricane chaque nuit de pleine lune, mais les humains pensent qu'il s'agit du vent qui souffle en contournant la façade du saint monument.

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