Quatre
noms
La famille Eltabet
Dans les années 30'ma grand-mère maternelle était infirmière, et plus
précisément aide-sage-femme. Ses fonctions consistaient à s'occuper des jeunes
accouchées et de leur nouveau-né. Elle était ainsi nourrie et logée pendant
plusieurs jours au domicile de riches femmes juives de Paris. Elle se
considérait comme une "employée" particulière et refusait de partager
le quotidien du petit personnel. Non pas qu'elle fut prétentieuse, mais elle
souhaitait la reconnaissance de sa noble profession en n'étant pas considérée
comme une "boniche". Elle conserva des relations amicales avec
certaines familles. Ce fut le cas des Eltabet, dont elle s'était occupée du
petit Jacques, surnommé Jacky, ou plus familièrement Kiki, et de sa maman. L'enfant
séjourna parfois à Clamart, au domicile de mes grands-parents. Maman en parlait
souvent et je crois qu'elle aimait Kiki, de 13 ans son cadet, comme le petit
frère qu'elle n'avait jamais eu et d'après ce qu'elle en disait, ce devait être
un enfant attachant.
Je possède une copie de l'album photos de maman, confectionné par ma
sœur Danielle. Une des pages comporte plusieurs clichés portant la mention
"env. 1936". Parmi eux, il y en a un où l'on voit, posant sur les
marches du pavillon de mes grands-parents, une dame (madame Eltabet ?), ma grand-mère et
maman debout derrière deux jeunes garçons, dont le fameux Kiki (debout, à gauche).
J'ai le souvenir de "l'assiette de Kiki", une assiette à
dessert en faïence bleu canard avec, sur le bord, les personnages d'une fable
de La Fontaine. Mon aînée, née en 1945, eut le privilège d'en être
l'utilisatrice exclusive quand nous séjournions chez nos grands-parents. Je
crois que j'en était un peu jalouse.
Sur le mur des noms
Ces personnes seraient certainement tombées dans l'oubli si l'envie ne
m'avait prise un jour de rechercher leurs traces. Internet s'avéra être une
aide précieuse.
En tapant "Eltabet "dans le moteur de recherche du site
Mémorial Gen Web, je découvris Jacques, Raphaël et Richard, décédés le
22/12/1943 à Auschwitz (Pologne). Le lien sur les noms me renvoya vers leurs coordonnées
Il y était mentionné leur lieu et date de naissance, leur adresse, leur départ
de Drancy par le convoi n°63 du 17/12/1943. Sur un autre site, je trouvai la
trace de la mère, Victoria. Il était indiqué qu'ils figuraient tous les quatre sur
le Mur des noms, au mémorial de la Shoah. J'appris également que le
patronyme de l'aîné apparaissait sur une plaque commémorative dans son école,
39 rue de l'aqueduc, Paris Xe, et sur une autre dans son lycée
Jacques
Decour, 12 avenue Trudaine, Paris IXe, tandis que celui du plus
jeune était gravé sur une stèle à la mémoire des tout-petits enfants juifs,
non scolarisés, morts en déportation, érigée dans le square Villemin (Paris Xe)
par l’Association pour la Mémoire des Enfants juifs Déportés du Xe arrondissement.
Je me promis de me rendre dès que possible au Mémorial.
L'occasion se présenta en juin 2023 quand je passai quelques jours chez mon
fils parisien.
Après une incursion rapide et émouvante au Mémorial des martyrs de la
Déportation, à la pointe est de l'Île de la Cité, je me rendis au Mémorial de
la Shoah. Ce n'était pas bien loin, juste de l'autre côté de la Seine, après
avoir traversé l'extrémité ouest de l'Île Saint Louis et rejoint quelques
mètres plus loin l'allée des Justes, située à main droite. L'entrée du mémorial
se trouve au coin de la rue Geoffroy l'Asnier. C'est un grand bâtiment moderne à
la porte duquel il faut sonner pour pouvoir pénétrer dans la cour puis dans le
musée. Inauguré le 27 janvier 2005 par le Président Jacques Chirac et Simone
Veil, rénové en 2020 (rectifications, ajouts, corrections) le Mur des Noms
(en fait, il y en a trois) en pierre de Jérusalem comprend la liste de 75 568 Juifs
déportés de France, dont 11 400 enfants, classés par année de leur déportation.
J'y trouvai aisément ceux de Raphaël, Jacques et Richard et, non loin mais dans
une autre série de noms commençant par "El", celui de Victoria. J'avais
la boule au ventre ! Je pris des photos avant de pénétrer dans le musée
proprement dit. Il y avait une exposition "Julia Pirotte, photographe et
résistante" que je traversai rapidement pour déambuler dans le bâtiment.
Dans un étroit couloir, je découvris, derrière des vitres, un impressionnant
alignement de fichiers des Juifs déportés. Les Eltabet s'y trouvaient
inévitablement. Un écriteau informait que les fiches étaient consultables. Je
demandai au jeune homme de l'accueil comment faire, craignant que ce soit long
et compliqué. À ma grande surprise, il m'envoya au quatrième étage où je
pourrais trouver mon bonheur au service photothèque. Là, une jeune femme,
madame Lior Lalieu-Smadja, m'accueillit aimablement, prit le temps de
rechercher sur son ordinateur tous les documents concernant la famille à
laquelle je m'intéressais, me les imprima. Je quittai les lieux,
reconnaissante, les larmes aux yeux, avec plusieurs feuilles dans une enveloppe
kraft, dont les copies des quatre fiches établies à Drancy et de deux photos
datant de 1940/41 : une du père seul, et une autre de la mère entourée de ses
deux garçons. Comme ils étaient beaux !
Les fiches, témoins du calvaire des Juifs
J'ai pu décrypter grâce à un modèle trouvé sur la toile, les mentions
portées sur les fiches du camp de Drancy où ils avaient été internés le 14
décembre 1943 après leur arrestation à leur domicile situé non loin de la gare
du Nord, au 45 boulevard de la Chapelle, Paris Xe.
Raphaël, né le 10 février 1905 à Istamboul (sic), était Français par
naturalisation en 1924. Il exerçait la profession de commerçant.
Victoria, née Menasse (Menassé ?), née à Istamboul en décembre 1904, Française
par mariage, était sans profession.
Jacques, Français d'origine, né le 20 novembre 1932 à Paris 9e.
Richard, Français d'origine également, né le 4 mars 1939 à Paris 9e.
J'ignore ce que signifie M.LE sous le domicile des parents et C pour les
enfants.
En tête, on peut lire les numéros matricules qui leurs furent attribués :
10053, 10054, 10055, 10056.
Un gros B en lettre majuscule bleue signifie "déportable
immédiatement".
En dessous du B La mention 3:4, (le 4 surcharge un 3), en bleu
également, indique leur localisation dans le camp : numéro d’escalier + numéro
de chambre. La mention 18-4 pour Raphaël et 18-2 pour les trois autres, peu
visible en haut à droite, servait, comme la précédente, à situer les internés
dans le camp. Il y eut donc un changement.
17 DEC 1943 (en bleu au tampon) est la date du départ vers la Pologne à
Oświęcim, Auschwitz en allemand. Soit trois jours
après leur arrivée à Drancy.
La dame du mémorial m'apprit qu'à défaut d'avoir des renseignements sur un
décès, celui-ci était fixé automatiquement au cinquième jour après le départ du
convoi, soit le 22 décembre 1943.
Triste fin de vie !
J'ai dû mal à imaginer ce que fut le calvaire de cette famille depuis
1940 du fait de l'antisémitisme de l'État français, de l'obligation de porter
l'étoile jaune pour toute personne âgée de plus de six ans (le petit Richard en
était donc dispensé), de l'interdiction d'accéder aux parcs publics... Comment
réagirent-ils quand ils apprirent les rafles, celle massive et tristement
célèbre du Vel' d'hiv' un matin de juillet 1942 (dont maman a été témoin dans
le XIe ; alors qu'elle sortait de chez elle pour se rendre à son
travail et qu'un policier en faction sur le trottoir lui conseilla de remonter
dans son appartement). Cherchèrent-ils à se cacher ? À fuir ? ce qui devint
plus difficile après l'occupation de la zone libre fin 1942. Avaient-ils une
idée de ce qui les attendait quand la police a frappé à leur porte pour les
arrêter en leur demandant d'emporter quelques effets personnels ? Je les
imagine avec leur valise en carton contenant quelques vêtements, de l'argent, quelques
objets de valeur. Arrivés à Drancy, ils furent "fichés", fouillés,
dépouillés de leurs richesses. D'abord hébergés ensemble, puis déplacés dans
deux "chambres" différentes, Raphaël, âgé de 38 ans dans une,
Victoria, 37 ans et ses deux enfants, 11 et 4 ans, dans une autre. Le départ eut
lieu trois jours plus tard, destination la Pologne, terminus dans le tristement
célèbre camp d'extermination. Se sont-ils retrouvés dans le même wagon à
bestiaux pour un voyage estimé à 73 heures, soit trois jours, dans des
conditions inhumaines ? Il n'est pas possible de connaître de la suite des
événements. Sont-ils morts dans le convoi et jetés à l'arrivée dans une
fosse commune ? Ont-ils été gazés avant d'être réduits en cendres dans un four
crématoire ? Se sont-ils rebellés ?
Ont-ils été victimes de la schlague d'un nazi ou d'un kapo ? C'était en
décembre, sont-ils morts de froid ? Le père était en âge de travailler. Si
on l'y avait contraint, il en resterait des traces car les nazis tenaient des
registres de ceux-ci qu'ils tatouèrent. Toutes ces questions resteront
définitivement sans réponses.
Quoi qu'il en soit, leurs restes, cendres ou ossements, sont restés en
terre polonaise mêlées à ceux de leurs compagnons d'infortune, victimes de la
barbarie nazie, ne disposant d'aucune sépulture. Il est juste possible de se
recueillir devant leurs noms, inscrits dans le quartier juif, au cœur de Paris,
ou en Pologne pour celui qui a le courage et l’opportunité de se rendre à
Auschwitz.
Un certificat numéro 34 201 a été remis le 24 août 1945 à la sœur de
Raphaël, Mme Mathias, 21 rue des Carmes, Paris Ve, l'informant de
l'arrestation de Raphaël, Victoria, Jacques et Richard Eltabet le 14 décembre
1943 et de leur départ depuis Drancy le 17 décembre 1943. Est-ce elle qui a
fourni les deux photographies dont les copies m'ont été remises ? Aurait-elle
aussi été déporté, et eu la chance de revenir en France ?
L'extrait de naissance (n°837) de
Jacques, obtenu dans les archives de l'état-civil numérisée de la mairie du IXe
arrondissement, m'apprend que Jacques est né le 20 novembre 1932 à 6 heures du
matin au n°3 de la Cité Malesherbes à Paris. C'est un bel immeuble où se
trouvait la clinique/maternité privée Marie-Louise, fermée depuis l'an 2000,
située dans une très prestigieuse impasse, privée également, du IXe
arrondissement. Le 20 novembre 1932, la famille était domiciliée au n° 287 de
la rue de Belleville dans le XIXe arrondissement. À cette adresse se
trouve actuellement un immeuble datant des années 60. L'extrait de naissance de
son petit frère, prénommé Richard Vidal, (n°140) fait mention de sa naissance
dans la même clinique, le 4 mars 1939 à trente minutes. À cette date, la
famille habite déjà au 45 boulevard de la Chapelle, domicile où aura lieu leur
arrestation. L'immeuble cossu en pierre de taille, de style presque
haussmannien, existe encore de nos jours. Le commerce de Raphaël était-il dans
l'une des deux boutiques situées de part et d'autre de la porte entrée, actuellement
une friperie et une pâtisserie orientale ?
ELTABET
Intriguée par leur nom et leurs prénoms, je lançai de nouvelles
recherches sur Internet. Les conclusions que j'en ai tirées ne sont bien sûr
que des hypothèses, mais avec une forte probabilité d'être conformes à la
réalité.
Il existe deux principales communautés juives : les ashkénazes, Juifs
d'Europe centrale et orientale, parlant yiddish, et les séfarades, venant de la
péninsule ibérique, parlant judéo-espagnol.
Pourquoi des Juifs en Turquie ?
Après une longue histoire chaotique en Espagne, les séfarades furent
expulsés du pays par Isabelle la catholique en 1492. Ils auraient été 120 000
dans ce cas. Certains se dirigèrent vers le Portugal, de nombreux autres choisirent
l'Italie et les côtes nord-africaines, principalement le Maroc (20 000) et
l'Algérie (10 000), ceux qui émigrèrent dans l'Empire ottoman, en Turquie (90
000) auraient été, dit-on, les plus chanceux.
Durant le XXe siècle, quelques Juifs turcs rejoignirent le
mouvement des Jeunes Turcs, mais beaucoup d'autres, craignant le nationalisme
et constatant la montée de l'antisémitisme, préfèrent émigrer et s'installer en
France où ils s'implantèrent principalement à Paris dans les IXe, Xe
et XIe arrondissements. C'est le cas de Raphaël et de son épouse.
Je recommande la lecture de Séfarade, un roman écrit par Eliette
Abécassis, dans lequel une jeune Alsacienne juive retrace l'histoire de ces Juifs
marocains, de l'Inquisition à nos jours.
La particule el (=le) que l'on rencontre en Espagne et au Maghreb, provient
de l'arabe, on peut ainsi penser que Eltabet s'écrivait originellement en deux
mots, soit "El Tabet". Il existe plusieurs patronymes juifs sur le Mur
des noms commençant par El : Elkind, Elstein, certains sont écrits en deux
mots : El Ahmi, El Mechali. En Algérie, Tabet est une ferme, mais peut-être y
a-t-il eu évolution du mot Tabeb, pouvant signifier "étudiant" ou
"médecin" en arabe.
Les nazis ne faisaient
probablement pas la distinction entre les deux communautés et se moquaient bien
de l'histoire de chaque individu. L'extermination de la "race
inférieure" était leur unique objectif.
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