lundi 21 août 2017

Méli-mélo malouin

 Mon image renvoyée par le miroir ébréché accroché à un clou au-dessus du lavabo n'est pas flatteuse ! Les points noirs de la surface piquée se mêlent à mes taches de rousseur en un pointillisme étrange. Mes cheveux fauves attachés sur ma nuque par un catogan de velours font ressortir mon front bombé et mes yeux verts rougis par les pleurs.
En me hissant sur la pointe des pieds - je ne suis pas très grand ! - je peux voir mon torse musclé et le haut de mes bras à la peau claire. Je pose rageusement ma main droite sur mon biceps gauche pour dissimuler mon tatouage : "Ann, me haranté de virùiken" (*) inscrit en lettres pourpres sous un bracelet d'entrelacs d'inspiration celtique.
J'avais rencontré Ann au festival Quai des Bulles. Elle y dédicaçait une bande dessinée dont elle avait écrit le scénario. Quant à moi, je soignais les petits bobos des auteurs et des visiteurs au stand de la Croix-Rouge.
Trop occupée à contempler l'Étoile du Roy amarrée au quai, elle s'était pris les pieds dans un cordage juste avant d'entrer dans le chapiteau où les auteurs attendaient le public derrière des piles de recueils.
Heureusement, il y avait eu plus de peur que de mal et elle s'en était sortie avec quelques égratignures que je lui soulageai facilement. Je suis de suite tombé sous le charme de son minois juvénile. Tandis que je lui massais délicatement le genou tuméfié avec un onguent apaisant, mon cœur se mit à battre à tout rompre.
Elle me dédicaça son premier album pour me remercier. Une histoire de corsaires et de voiliers somme toute assez banale dont l'héroïne, merveilleusement croquée par Jean-François Bellec, lui ressemblait fidèlement. Elle y avait glissé sa carte de visite.
Je me retrouvai bientôt dans ses bras, puis dans son lit. Notre histoire d'amour commençait dans une douce complicité. J'inventais pour elle des histoires de marins et de voiliers. Elle les transcrivait au fur et à mesure. Jean-François les illustrait de façon sublime et délicatement colorée. Ils siégeaient côte à côte, ici et là, au gré de festivals et de salons du livre. Les albums s'enchaînèrent dans une série qui en est au tome XX. Nous étions gais et insouciants, fêtions "nos" succès dans les restaurants les plus prestigieux de la région. Nous avions même une table réservée chez Roellinger.

C'est au soir d'un repas raffiné que je m'engageai, à titre de fiançailles, à me faire un tatouage. Elle promit de se faire dessiner un oiseau de mer en plein vol au même endroit. Elle prit pour modèle le Fou de Bassan dont Jean-François parsemait ses planches. Un bracelet identique au mien orna sa cheville.

***

La sentence prononcée hier par la cour d'assises de Rennes résonne encore dans mon crâne comme le bourdon de Saint-Vincent dans la cité intra-muros :
- Yves-Marie Le Lay, vous êtes coupable de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner.
Le jury ne m'a pas accordé de circonstances atténuantes.
Je n'ai pas su me retenir quand, de retour du festival d'Angoulême, Ann déclara vouloir me quitter pour Jean-François. L'unique coup que je lui ai porté au visage a été fatal !
Je ne sais si j'ai davantage de regrets que de remords, mais j'ai pleuré toute la nuit dans ma cellule de la prison de l'Espérance.
J'en ai pris pour 10 ans ! 10 ans pendant lesquels la vue permanente de ce tatouage me rappellera Ann. La première chose que je ferai à ma sortie sera de le faire effacer.


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