jeudi 28 avril 2022

Paris - 14 août 1898

 Charlotte ajusta sa tenue devant un grand miroir, puis posa un joli chapeau de paille garni de rubans et de fleurs en tissu sur ses longs cheveux coiffés d'anglaises. Depuis qu'elle avait fêté ses 10 ans le 22 janvier dernier, la fillette voulait être traitée comme une demoiselle.

– Est-ce qu'on verra mon frère Albert aujourd'hui ? demanda-t-elle en minaudant face à son reflet.

– Non, tu sais bien qu'il est soldat et que s'il avait bénéficié d'une permission, il aurait préféré se divertir avec sa fiancée, plutôt que de se promener avec sa belle-mère, une vieille tante de 50 ans et sa pinéguette[1] de demi-sœur.

Déçue, Charlotte tira la langue à son image.

Tante Amélie lui expliqua que ça serait encore une journée entre femmes, puisque, étant maître d'hôtel, son père devait travailler même le dimanche.

– Nous allons d'abord assister à la messe à Saint-Nicolas-des-Champs. Je sais que tu aimes les cantiques accompagnés à l'orgue.

– Oh, oui ! "Chez nous, soyez Reine…" entonna la fillette en ébauchant une révérence.

– Et pour midi, je vous invite au restaurant.

Précision inutile, car c'était devenu la tradition quand elles se retrouvaient toutes les trois.

– Je pourrai avoir une glace, au dessert ?

Amélie pouffa de rire.

– Tu sais bien que tu as tout ce que tu veux, petite fille gâtée ! Au moins, est-ce que tu as bien travaillé aujourd'hui ? demanda-t-elle avec un clin d'œil.

– Ma tante, tu sais bien que c'est les vacances, et de toute façon, je travaille toujours bien à l'école. J'ai encore eu le prix d'excellence, cette année.

– Avec une mention pour indiscipline, précisa Émilie. Il paraît que tu es une vraie pipelette !

Charlotte prit un air désolé.

– N'empêche, quand je serai grande, je serai institutrice. Je voudrais tant que tous les petits garçons et les petites filles sachent lire et écrire !

– On a le temps d'en reparler, répondit sa mère, mais j'entends sonner les cloches. Si on continue à bavasser, nous allons être en retard.

 

Les paroissiens affluaient dans l'édifice, heureux d'y trouver un peu de fraîcheur après la chaleur étouffante des ruelles du quartier. Le trio s'installa dans le côté dédié aux femmes. Charlotte avait déjà fait sa première communion aussi elle ne prit pas place sur les premiers bancs avec les enfants. Après le Confiteor, elle s'approcha de l'autel avec les autres fidèles et s'agenouilla comme eux devant la grille, dans l'attente de la distribution de l'eucharistie par le prêtre.

– Deo gracias, déclama l'assemblée quand l'officiant eut proclamé Ite missa est.

La sortie fut accompagnée d'une polyphonie magistralement interprétée par la chorale.

– C'est dans cette belle église que Papa et toi vous êtes mariés ? questionna la fillette une fois qu'elles eurent franchi le portail.

– Oui, mais Charles étant veuf, nos noces furent célébrées avec modestie…

Charlotte n'attendit pas la suite.

– J'ai drôlement faim ! s'exclama-t-elle. Une seule hostie dans le ventre depuis le dîner d'hier soir, ce n'est pas nourrissant.

 

Elles déjeunèrent dans un restaurant situé juste en face du Châtelet. Le repas fut simple. Pour terminer, la fillette savoura sa glace à la vanille tandis qu'Émilie et Amélie dégustaient un volumineux Saint-Honoré.

Puis elles errèrent dans les rues, au hasard de leur inspiration : le quai de la Mégisserie où piaillaient des oiseaux exotiques, le Pont-Neuf, le Louvre. Le fleuve était animé, outre les bateaux-lavoirs, par une profusion de barques, bateaux marchands, péniches… Elles firent une halte à l'ombre des tilleuls du jardin des Tuileries. Charlotte s'amusa à contempler les bambins en costume marin poussant leurs petits voiliers avec un bâton sur le bassin central. Au-delà de la Concorde, le pont Alexandre III était en construction, ainsi que le futur Grand Palais, en prévision de l'exposition universelle de 1900 qui devrait faire rayonner la capitale dans le monde entier. Deux ans, ça paraissait loin, mais tout le monde ne parlait que de cela ! Au loin, la Tour Eiffel chatouillait le ciel bleu du haut de ses trois cents mètres. Pourquoi donc n'avait-on pas démonté cette horreur ? Bien que certains lieux et monuments lui fussent connus, la fillette s'émerveillait de tout. Elle adorait sa ville, était friande de son histoire et des anecdotes la concernant. Mais toutes ces beautés l'avaient épuisée, aussi prirent-elles un tramway pour rentrer à la maison. Bientôt, il y aurait le métro : la rive gauche de la Seine était un immense chantier qu'elles entrevirent en passant.

 

Charles profitait d'un moment de pause quand elles arrivèrent.

– Papa ! Quelle belle journée ! Comme elle est belle, ma ville. Je suis fière d'être Parisienne.

– T'as raison, Lolotte, c'est la plus belle ville du monde.

– Et ce surnom dont tu m'affubles est le plus laid du monde !

Tout en dégustant une grande tartine de confiture, elle interrogea, sa mère :

– C'était comment, quand tu étais petite, à Sainte-Suzanne ?

– Oh, très différent d'ici ! C'était la cambrousse, et pas très riche…

Émilie, songeuse, garda pour elle les souvenirs amers de son enfance en Mayenne. Née de père inconnu, elle s'appelait Le Baillif, comme sa mère, Clémence, qui l'avait prénommée comme elle, en ajoutant Émilie pour qu'on les distingue. C'est ainsi qu'on la désignait de façon usuelle. Clémence était lingère au château. Le village couronné par la forteresse médiévale dominait un bocage humide. La jeune Émilie n'avait pas beaucoup fréquenté l'école. Elle avait débarqué à Paris afin de fuir la misère, certaine d'y trouver un emploi.

– Tu es retournée là-bas ?

– Non, jamais. Maman étant morte le 25 mars 1880, je n'avais plus aucune raison d'y aller. Et j'ai tout de suite accepté quand ton père m'a demandé de l'épouser. J'avais quand même 28 ans et lui, presque 10 ans de plus ! Il ne voulait plus que je fasse la bonne à tout faire chez les autres, aussi, je me suis consacrée à toi et à Albert.

– Et vous, les Lorrains, c'était comment à Moyenvic ?

– Nous y avons eu une enfance heureuse. J'avais beaucoup de camarades et si tu es si espiègle, c'est à moi que tu ressembles. Amélie était plus sage. Si le village n'avait été annexé, après mes 5 ans de service militaire, j'aurais été cordonnier comme mon père et j'aurais pu assister à ses obsèques. Contrairement à ma sœur, je n'y suis jamais retourné. En tant qu'ancien soldat de l'armée ennemie, ça n'aurait pas été possible. De toute façon, ça m'aurait trop fait mal au cœur d'y croiser des Prussiens se comportant comme s'ils étaient chez eux.

Charlotte resta songeuse un moment, avant de déclarer d'un ton décidé qu'elle ne quitterait jamais Paris.

 

– Demain, c'est un peu comme si c'était encore dimanche ! On ira où ?

– Tu es une insatiable friponne ! Nous irons le matin à l'office de l'Assomption à Notre-Dame, je sais que tu aimes la cathédrale et la musique de ses grandes orgues. Ton père nous y accompagnera. Puis, après avoir déjeuné chez moi toutes les trois, nous pourrons nous promener le long de la Seine. Tu pourras choisir un ou deux livres chez les bouquinistes. J'en connais un bien achalandé en romans de le Comtesse de Ségur et en livres de contes. Tu y trouveras ton bonheur.

– Et des livres d'histoire, j'aimerais tant !

 

Le soir venu, Charlotte fit un bref résumé de sa journée dans un cahier acheté avec les étrennes données par sa tante le 1er janvier dernier. Elle s'appliqua à écrire dans une belle calligraphie anglaise pour laquelle elle était experte, avec des pleins et déliés, comme elle l'avait appris à l'école. Elle maîtrisait la plume Sergent-Major et ne faisait jamais de tache.



[1] Mot en parler lorrain, désignant une jeune fille ou préadolescente capricieuse.

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